
Soan n’avait pas répondu à ses excuses. D’un côté, elle n’attendait aucune réponse. Pour le coup, c’était de sa faute et elle en était bien consciente. Aurait-elle accepté les excuses, elle ? Une petite voix, celle de la fierté, lui disait que non, histoire d’apprendre à son interlocuteur qu’il fallait assumer ses erreurs. Une autre petite voix, celle du réalisme, lui disait que oui, parce qu’elle était trop seule pour se brouiller bêtement avec ceux qui venaient lui parler. Soan, lui, ne s’excusa pas, préférant lui dire qu’il était fatigué et qu’il retournait dans sa chambre. Qu’elle pouvait le suivre, si elle en avait envie. La pièce serait plus calme, plus chaude, et plus agréable que le parc enneigé. Il prit les devants, et sans trop réfléchir, Aileen le suivit, quelques pas derrière lui, laissant son Brindibou passer de l’un à l’autre depuis la voie des airs pour comprendre ce qui avait bien pu les brouiller. A l’approche du dortoir Voltali, le hibou feuillu se posa sur son épaule, préférant ne pas voler dans cet environnement inconnu. Soan rentra le premier, saluant un peu tout le monde avec le sourire, comme s’il ne s’était rien passé, et par automatisme, Aileen l’imita. Elle ne voulait pas le mettre plus mal à l’aise qu’il ne l’était déjà, ni inquiéter les quelques Voltali de sa connaissance, qui de toute manière n’étaient pas dans la salle commune. Une fois son jeu d’acteur terminé, Soan prit la direction des escaliers, la brune sur ses talons. Direction la chambre du jeune Topdresseur.
Pour ceux qui pensent que l’état d’une chambre reflète l’état d’esprit de son propriétaire, cette pièce aurait été un livre ouvert droit vers le cerveau de Soan. Il y avait des habits répandus un peu partout, ce que le Voltali tenta de cacher en ramassant quelques affaires au sol pour les jeter en boule dans un des deux placards. Si l’un des lits était fait bien comme il faut, l’autre ne l’était pas du tout. Il n’était pas difficile de comprendre de quel côté le Voltali dormait, et le fait qu’il se soit passablement étalé puisqu’il ne partageait cette pièce avec personne d’autre que sa propre équipe, donc un petit Brocélôme silencieux. Un piano portable traînait par terre, apprenant à la Pyroli que son camarade était musicien. Des gants de boxe étaient cloués au mur, révélateurs évidents de son intérêt pour ce sport. En avait-il pratiqué, ou était-ce de la simple décoration ? Sauf en s’approchant, impossible de savoir si les gants avaient servi. Et la brune se sentait mal placée pour s’approcher. Ce serait considéré comme de la fouille pure et simple, et elle n’avait aucune envie de fouiner dans les affaires éparpillées de son camarade. Certes, la pièce n’était pas tant en bazar que ça. Au final, c’était une chambre normale d’étudiant, avec quelques affaires qui traînaient et un lit défait parce que l’élève avait traîné au lit. Mais Aileen, habituée à la rigueur de son dortoir, et aux chambres tirées à quatre épingles des fois que Jackie rentre sans prévenir pour une raison ou pour une autre, cette chambre-là était assez étrange.
« Je... Je sais ce que c'est de ne pas être accepté, j'ai pas envie que ça recommence pour ça. »Aileen ne répondit pas. Elle aurait pu lui dire qu’elle savait aussi ce que ça faisait de ne pas être acceptée, mais c’était faux. Elle n’avait jamais vraiment eu d’amis parce qu’elle ne restait pas plus d’un mois au même endroit, et que sa mère, pour l’avoir avec elle, lui faisait classe à domicile au lieu de la laisser en pensionnat. Mais quand elle revenait dans les villes, il lui aurait juste suffi de se rapprocher des gens qu’elle avait connu pour être acceptée à nouveau, qu’elle raconte ses voyages et qu’elle prenne des nouvelles. C’était juste elle qui, au bout de la dixième ou de la quinzième fois, avait lâché l’affaire en voyant qu’à chaque fois qu’elle partait et qu’elle revenait, un fossé se creusait entre elle et ses « amis ». Un fossé qu’elle aurait pu combler, mais pas seule. Il aurait fallu qu’ils l’aident. Elle était toujours acceptée, cela dit, ou plutôt, tolérée, mais au final, elle ne partageait rien en commun avec eux. Pas la même école, pas les mêmes expériences, et elle les voyait une fois tous les ans.
« Je sais. Crois-moi, moi aussi, je n’ai pas envie que ça recommence. »Ils ne parlaient pas de la même chose, mais une même souffrance perçait dans leurs voix. La peur du rejet était quelque chose d’assez fort. Ils avaient tous deux vécu la solitude, choisie ou imposée, et ni l’un ni l’autre ne voulait que ça recommence. Assise sur le siège de bureau, la brune ne savait trop quoi dire. Cependant, elle ne pouvait pas laisser le silence retomber. Sinon, en plus du silence, ce serait la gêne qui s’installerait, et ils n’oseraient plus se regarder dans les yeux sans aussitôt détourner le regard. Il fallait qu’ils trouvent quelque chose à dire. Mais quoi ? Aileen se voyait mal lui parler de sa vie. Elle était comme lui, après tout. Elle avait formé une carapace autour d’elle pour laisser les mauvaises choses ricocher dessus et ne jamais montrer ses émotions de manière trop facilement visible, des fois que les gens veuillent utiliser ça contre elle. Devenir espionne l’avait fait devenir paranoïaque, elle en avait conscience. Mais si sa paranoïa lui permettait de garder sa couverture intacte, elle voulait bien le rester. Cependant, elle le comprenait tout de même un peu. C’est dur d’être seul, de se cacher. Halloween lui avait prouvé qu’il avait tenté de se cacher avec Bellamy, se mariant même, ayant un enfant, mais devenant cruel et froid, sans doute à cause de ça. Il n’était pas pardonnable, évidemment, et il n’était pas responsable non plus puisque, théoriquement, rien de tout ça ne s’était encore produit. Mais c’est dur d’être seul. Surtout à certains moments, comme la Saint-Valentin. Elle s’agaçait déjà de voir approcher cette journée ultra commerciale qui allait saturer de rose, de cœurs, de couples, d’amour de partout. Elle resterait donc cloîtrée dans sa chambre jusqu’au lendemain. Ou alors…
« Je crois que je viens d’avoir une idée. Mais je te préviens, elle est vraiment tordue. » Soan releva vaguement la tête vers elle.
« Ça te dirait qu’on sorte ensemble ? »Errol hulula de surprise, et Sphax ouvrit de gros yeux choqués pour la regarder sans comprendre. Qui êtes-vous, et qu’avez-vous fait à ma dresseuse ? Depuis Heath, ou plutôt depuis Loan, c’était la première fois qu’elle marquait de l’intérêt pour un garçon. Mais là, pour le coup, un garçon homosexuel qui n’entrait même pas dans ses critères ! Il n’avait pas l’air bien sportif, semblait assez chétif et fragile, et plus du genre à rougir à la moindre remarque salace qu’à surenchérir en souriant d’un air taquin. Aileen était malade. Ça ne pouvait être que ça. Mais alors que même Soan tombait des nues, la brune reprit la parole en souriant, fière de son idée de merde, en plus de ça.
« Réfléchis-y ! Je ne recherche pas tellement l’amour, donc tu es sûr que je ne viendrai pas t’embêter pour tout ce qui est trucs nian-nian de couples, et je suis sûre que tu ne viendras pas me pousser à ce qu’on couche ensemble ou quoi que ce soit puisque tu sembles préférer les hommes. Vois ça comme… Un arrangement gagnant-gagnant ! Officiellement, tu es en couple avec une fille, et les doutes sur ta possible homosexualité s’effacent. Et comme ça, pour tout ce qui est événement, comme une fête quelconque ou la Saint-Valentin, on a chacun quelqu’un pour nous accompagner, au lieu de rester seuls dans notre coin comme deux pauvres célibataires qui se sentent de trop ! » Elle esquissa un grand sourire ravi.
« Du coup, ça te dirait qu'on sorte ensemble ? »Son plan était absolument génial. Du moins, selon elle. Ce qui n’empêcha pas Sphax de lâcher un profond soupir blasé. Mais quelle connerie sa dresseuse avait-elle encore inventé pour ne pas rester seule à la Saint-Valentin ?