Les gens sans cœur, ça n'existe pas, c'est seulement dans les contes. C'est comme les Grayhena mangeurs d'enfants, c'est pour faire peur, c'est les grands qui inventent ça.
Salomé tournoyait tout en faisant onduler sa longue chevelure rousse. Cette même crinière qui lui donnait un air de Salamèche tant les couleurs étaient vives, un véritable brasier qu'il était confortable d'observer. Des flammes de mèches plus vraies que nature qui lui tombaient jusqu'aux épaules, à peine plus bas. Le rouge était sa couleur, c'était indéniable, de sa tête à ses prunelles qui se confondaient entre noisette et rubis, parfois jusqu'à ses vêtements qui dévoilaient par instants son corps frêle et innocent. Pourtant, ce corps de danseuse dans ses moments perdus se révélait assez grand malgré son jeune âge, plus d'un mètre soixante de chair délicate. Son visage était aussi fin que celui d'un ange et son petit nez pointu faisait toujours sourire, lui donnant presque une allure de déesse égyptienne. Presque. Parce que Salomé était tout ce qu'il y avait de plus humain. Sa bouche se dévoilait pour la plupart du temps en un immense sourire qu'elle présentait à ceux qu'elle rencontrait. Sa peau diaphane lui donnait une allure de poupée de porcelaine, tout aussi fragile, elle manquait de se briser à chacun de ses pas. Mais c'était une chorégraphie qu'elle maîtrisait parfaitement, rien de bien complexe. Chacun des morceaux de tissu qui l'habillaient la suivaient dans le moindre de ses mouvements. Aujourd’hui, quelques breloques orientales en souvenir des nombreuses villes déjà traversées à l'aide des caravanes. Demain, une simple robe blanche. Jamais rien qui pourrait contraindre ses mouvements, la liberté était son mot d'ordre. Un collier habille son cou, le seul bijou qu'elle ne s'autorise jamais à ôter, un simple pendentif en guise d'attrape-rêves fait main aux couleurs variant du mauve au violet. Des écorchures le long de ses mains qu'elle a déjà trop usées à force de grimper aux arbres ainsi que sur ses pieds, symbole de son refus de porter des chaussures. Des stigmates qui ne la quitteront plus, de vieux amis qu'elle avait su apprivoiser depuis si longtemps déjà.
À mi chemin entre la sauvageonne et la citadine parfaite, gitane jusqu'au bout des ongles. C'était ainsi que Salomé se définissait. Gitane dans ses pas de danse, gitane dans ses mouvements, un élan de liberté pour mieux apprivoiser le monde entier. Ecologique sur les bords de par son éducation tout comme anti-capitaliste, Salomé a une sainte horreur de cette société de consommation dont elle vit en marge depuis son enfance. Peu agressive, plutôt amicale, le rire est son allié le plus précieux. Les blagues et l'ironie sont des armes dont elle sait user si besoin pour détendre l'atmosphère.
Entre les branches, les souvenirs lui revenaient par vagues. Une enfance placée sous le soleil et les jeux, une enfance pour aider au mieux la communauté dans laquelle elle avait grandi. Un jour, elle aussi aurait sa propre caravane, sans nécessité de partager encore celle de sa cousine. Plus bas, à l'ombre des feuilles, le feu quotidien brillait de mille feux. Du haut de son perchoir, Salomé observait les différentes danses qui se jouaient en cet instant. Ce soir, elle avait refusé de se mêler à la famille, préférant rester en tête à tête avec ses pensées. Quelques accords de guitare percèrent la nuit déchirée. Instinctivement, elle songea à sa mère, ou Mélie, comme elle l'appelait communément.
Mélie et sa disparition.
Mélie et son absence.
Sa guitare était partie elle aussi, sûrement était-elle figée sur son dos ou bien au chaud entre ses bras. Même une stupide guitare obtenait plus de tendresse de sa mère que sa propre fille.
Elle chassa ses idées noires. Il n'était plus l'heure de songer à Mélie et à son abandon. Au moins lui restait-il sa famille maternelle qui avait su l'élever comme une fille. Son père faisait tâche dans ce décor, lui n'était pas à l'aise entouré de gitans, lui aimait respirer l'odeur de la ville et sa sécurité entre quatre tours. Tout le contraire de Salomé.
La rouquine crocheta ses jambes le long d'une branche robuste, se renversa pour avoir finalement la tête à l'envers et observer le monde qui l'entourait sous un nouvel angle. La musique festive continuait d'éclater sous ses tympans. Ses mains éraflées fouettaient le vide, souvenirs de ses excursions matinales dans les bois, aussi fourbe qu'un Capumain entre une nuée de baobabs. La nature restait son élément de prédilection, peu importait les dires de son père pour la pousser à découvrir les joies de la ville. Au fond d'elle même, Salomé ne rêvait que de découvertes le long des routes, des jours identiques à celui-ci pour quotidien.
Finalement, Salomé se laissa tomber au sol, amortissant son atterrissage à l'aide de ses paumes tournées vers l'avant. Elle paraissait tombée du ciel mais personne ne s'était interrompue pour la dévisager, tous avaient bien trop l'habitude des jeux d'enfants de la petite. Elle prit place au coin du feu, observant du coin de l’œil un Malosse qui somnolait sur la jambe du guitariste qui ne s'en souciait pas. Si elle avait voulu, elle aussi aurait pu tenter d'apprendre à jouer, tout comme Mélie. Mais elle lui ressemblait déjà bien assez par son physique – selon Granny – aussi préférait-elle arrêter là toute comparaison supplémentaire.
C'était ici chez elle. Le long des routes, sans de véritable chez-soi, sans adresse, juste se laisser porter par le vent pour mieux découvrir les différentes villes qui lui étaient encore inconnues. Aujourd'hui Ecorcia et demain ?
***
L'odeur des primevères et hortensias agressaient les narines de la demoiselle. Cette dernière errait entre les avenues de Doublonville, découvrant l'importante ville commerciale. En cette belle journée, un marché s'était implanté le temps de quelques heures, avant de disparaître comme si de rien n'était jusqu'à la semaine suivante. Salomé s'avança entre les étalages, flânant et découvrant mille senteurs et objets encore inconnus à ses yeux.
Une douce mélopée s'éleva alors. La demoiselle n'eut qu'à lever les yeux pour voir une crinière sombre la devancer, d'une année son aînée, sa démarche lui était familière pour l'avoir déjà croisée entre les caravanes. Elle aussi faisait route avec eux. Sans aucun lien de sang avec elle mais de la famille malgré tout, comme aimait le répéter Granny.
— Sheeana ?L'appelée se retourna, non sans lâcher son instrument de musique. Salomé n'en avait jamais vu de semblable mais tous les regards étaient rivés vers elle. Enfin, sa main s'éloigna de quelques centimètres, lui permettant de reprendre son souffle par la même occasion.
— Oui, répondit l'interpellée,
c'est toi la fille de Mélie, n'est-ce pas ?Salomé retint un soupir. Elle en avait plus qu'assez d'être associée à Mélie, au point que tous oubliaient son nom propre. L'ombre de sa mère paraissait toujours au-dessus de son corps d'enfant, sans lui laisser aucune ouverture pour s'échapper. Elle hocha simplement la tête, se plaçant à côté de la brunette pour marcher à ses côtés.
Du coin de l’œil, elle vit un Abo glisser le long du sol pour mieux rejoindre Sheeana. Puis un second. Salomé eut un regard interrogateur en direction de la musicienne, mi-paniqué, mi-intrigué.
— N'aie pas peur, ils ne te feront rien ! la rassura-t-elle,
et puis, il faut bien que je fasse honneur à mon nom, non ? rigola-t-elle avant de reprendre face au regard perplexe de sa cadette,
la légende veut que Sheeana, la véritable et non pas moi, savait communiquer avec tous les Pokemons serpents de notre monde... Alors j'essaye de marcher sur ses pas, sifflant à ma manière pour les attirer et tenter de leur parler !Les Pokemons violets rampaient non loin de leurs jambes. Un accident était si vite arrivé, qui plus est avec un Pokemon sauvage.
— Mélie l'avait très bien compris, elle. Mélie pour diminutif de Mélodie et elle qui part sur les routes pour charmer les hommes avec sa guitare... C'est drôle quand on y repense, n'est-ce pas !— C'est au passé que tu devrais parler, siffla Salomé en attirant malencontreusement le regard rivé des Abo,
Mélie n'est plus et son prénom ne lui est plus d'aucune utilité.— Tu crois ça ? Peut-être devrais-tu tenter d'attirer son attention, te faire connaître à travers le pays pour voir si elle se manifestera ?Salomé n'avait jamais pensé de la sorte. Elle n'avait jamais songé à retrouver sa mère. Pour elle, cette dernière appartenait au passé. L'abandon ne pouvait être pardonné.
— Fais honneur à ton nom, Salomé. Utilise-le à bon escient et peut-être que... ?Mais Sheeana ne prit pas la peine de terminer sa phrase et souffla à nouveau dans son instrument pour qu'une nouvelle note aiguë vienne percer le tympan de la rouquine et des Pokemons. Ceux-ci se redressèrent de toute leur hauteur, faisant sortir leur langue avant de retomber au sol et de s'éloigner comme si de rien n'était, disparaissant entre les étalages des marchands.
— Viens ! Mon frère m'attend !***
Le cadre lui était désormais familier ; les roulottes et caravanes convenablement alignées, se serrant les unes contre les autres, entre lesquelles Sheeana et Salomé. Cette dernière suivait son aînée, elle seule connaissait le chemin jusqu'à son antre. Des demeures identiques pour des inconnus, de même pour Salomé qui n'avait pas la connaissance requise pour connaître chacun des gitans prenant la route avec eux. Mais l'heure était au repos. Pour quelques jours ou quelques mois, l'avenir le leur dirait, la rouquine ignorait ces choses-là, ces affaires concernaient les adultes et non les enfants.
Enfin, Sheeana s'arrêta, franchit le seul d'une caravane à peine plus grande que la sienne. Salomé la suivit et constata bien vite que le désordre était le maître mot en ce lieu. Des bruits attirèrent son attention, un jeune bambin gazouillait au sol, occupé à mâchouiller du carton que Sheeana lui ôta bien vite de la bouche.
— Artyom était censé te surveiller, pesta-t-elle,
impossible de lui faire confiance à celui-là !Un jeune homme fit irruption alors. Il y avait fort à parier que c'était là le frère et Artyom réunis en cette même frimousse qui ressemblait étrangement à celle de Sheeana. La surprise se lit d'abord en apercevant Salomé en guise d'invité mais il passa outre, prenant l'enfant au sol dans ses bras.
— Fallait pas traîner en route, sœurette ! fit-il en guise de préambule avant de lui jeter une bourse pleine,
j'ai fait les poches pour deux, te connaissant t'as même pas dû tenter quoi que ce soit...— Tu pourrais te faire attraper ! répliqua Salomé avec sa candeur enfantine,
c'est à cause des gens comme toi qu'on a si mauvaise réputation !Par delà les villes et les routes, la rouquine avait dû plus d'une fois se confronter à nombre de préjugés et clichés qui entouraient gitans et tziganes. Elle avait su les ignorer, persuadée qu'eux étaient différents. Mais voici que ce garçon lui démontrait le contraire.
— On n'a pas tous la chance d'avoir une arrière grand-mère comme la tienne ! Et puis merde, file nous un coup de main ou retourne auprès d'elle !La gitane porta son regard rouge vers Sheeana mais celle-ci ne lui fut d'aucune aide. Elle haussa les épaules, s'affairant entre le désordre manifeste de la caravane.
Artyom. Sheeana. Cerie. C'étaient là les trois noms de cette drôle de famille fragmentée, des enfants livrés à eux-même dont l'aîné n'était même pas majeur et confronté à la dure réalité de la vie, avec l'éducation de ses cadets pour seul avenir. La rouquine portait un regard désolé pour eux trois. Ses problèmes familiaux lui paraissaient bien loin face à la tragédie qui s'était joué le long de ces quatre roues.
— Les forains recrutent pour cet été, ça te dirait de travailler avec nous ? Rien de bien compliqué, même si les installations sont assez physiques... Mais toi et moi, on pourrait vendre des confiseries aux touristes, t'en penses quoi ?— J'ai jamais fait ça... Travailler...— Y a un début à tout ! Et puis, je pourrai peut-être t'apprendre un truc ou deux pour délester davantage tes clients quand t'es pas en service ! s'amusa Artyom avec un clin d’œil,
alors, partante ?Les voyages la berçaient depuis toute petite, sans aucun port d'attache à ce jour, la demoiselle ne faisait que suivre le reste de la meute. Aujourd'hui, ce n'était plus la communauté qu'elle pouvait aider mais elle-même. Et Artyom et le reste.
Elle se contenta finalement de hocher la tête, sans ajouter mot.
***
Dos à la porte, Salomé attendait.
Ecoutait.
Quelques murmures lui parvenaient à travers le bois travaillé, son oreille droite reposait le long des échardes prêtes à la meurtrir tandis que les voix s'élevaient en de doux filets. Des bribes d'abord puis des mots qui se transformaient enfin en phrases.
— Es-tu fou de vouloir l'envoyer loin de nous ? Là, c'est la famille, alors que là-bas, c'est tout ce qu'on a toujours rejeté... Tout ce que sa mère haïssait !La voix de Granny perçait le bois. Malgré son grand âge, la vieille femme avait toujours toute sa tête. Arrière grand-mère, c'était un titre qui imposait le respect, les regards se tournaient toujours vers la vieille dame sitôt qu'elle mettait un pas en dehors de sa caravane. Pourtant, les bédouins de la ville continuaient de la solliciter, elle, pour connaître avenirs et bonheurs à courts et moyen termes. Sûrement le jeu de tarot reposait-il sur la table ronde en son centre, l'odeur de caramel assiégeait déjà les narines de Salomé ; des confiseries chez une voyante, c'était là un aspect de son aïeul qu'elle n'avait jamais compris.
— Quel avenir pour elle si elle reste auprès de nous ? rétorqua une voix masculine pleine d'ironie,
suivre votre chemin pour tirer les cartes et lire les lignes de la main ?Quelques pages froissées furent tournées, de manière preste et décidée. Salomé entendait le papier hurler sous les doigts de son père, ce ne pouvait être que lui qui manipulait avec aussi peu de délicatesse cet objet. Livre ? Brochure ? Dépliant ? Son esprit fonctionnait à plein régime, tentant de découvrir ce qu'on lui cachait. Elle aurait tout aussi bien pu faire irruption dans la pièce et poser mille questions mais ce n'était pas le moment. Instinctivement, elle porta sa main au collier hérité de sa mère ; un pendentif en attrape-rêve qui ne l'avait jamais quittée.
— Les cours sont hors de prix !— Pitié pour une fois arrêtez de jouer à la mendiante ! râla à nouveau son père, vous savez aussi bien que moi que cette famille a les moyens d'envoyer Salomé où bon lui semble !Alors c'était vrai ? Un au revoir était sur le point d'être prononcé ? La demoiselle n'avait jamais imaginé sa vie loin de la famille. Loin de tous ces êtres qui l'entouraient depuis sa naissance, sa famille maternelle essentiellement. Son père n'était pas de cet univers, lui n'était ni tzigane, ni manouche, rien qu'un homme habitué et choyé dans une seule et même maison. Mais par amour pour sa mère, il avait quitté sa vie citadine pour une autre, nomade.
— Ils ont des Pokemons qui leur appartiennent, parut cracher Granny,
qui leur appartiennent ! Qu'est-ce que c'est que cette manière de vivre et de penser ! Comme si un être vivant pouvait appartenir à un seul d'entre nous ! Si Mélie était là...— Mais elle n'est pas là, fin de la discussion. Salomé reste ma fille avant d'être votre arrière petite-fille !L'argument phare de son père. La loi du sang. Sûrement Granny s'était-elle braquée en entendant ces mots. Sûrement contenait-elle sa colère. Par respect pour Mélie, mère de Salomé et petite-fille de Granny.
Un Chacripan vint se glisser près des jambes de Salomé, quémandant quelques caresses avant de s'enfuir finalement en dehors de la caravane. L'exemple parfait pour illustrer les paroles de Granny ; ce Chacripan n'avait rien à craindre à proximité du camp gitan, eux n'auraient jamais lancé la moindre pokéball sur un seul Pokemon sauvage car ils respectaient bien trop leur liberté pour cela. C'était ainsi que Salomé avait été élevée, une éthique différente de celle de son père qui tentait de reprendre la main désormais.
— C'est bien trop tôt pour elle, elle n'a que treize ans, tenta une dernière fois la vieille femme,
ils l'accepteront encore dans un an ou deux, rien ne sert de se précipiter...— Je connais trop bien vos ruses pour me laisser encore avoir. Attendre signifierait la condamner à cette vie de bohème ! Il est temps pour elle qu'elle apprenne à vivre en collectivité auprès de jeunes de son âge qui la formeront pour le monde... Et non pas en marge de la société comme ici !Un soupir résigné franchit la porte. La petite fille put presque l'attraper.
— Elle ira. Dès cet été, une classe sera ouverte pour juillet et août. Elle aura un Pokemon à elle, puis deux, puis trois et autant qu'elle voudra. Elle deviendra Coordinatrice ou Chercheuse, ou peu importe. Mais je ne la laisserai pas marcher sur vos traces. Ni sur celles de sa mère.Le ton était sans appel, tranchant. Granny gardait le silence désormais. Une chaise grinça le long du sol, déjà Salomé se relevait en hâte, il ne faudrait que quelques instants à son père pour parcourir les quelques mètres le séparant de la porte derrière laquelle elle était cachée. Elle s'éloigna en toute hâte, retrouvant les rayons mordants du soleil qui lui firent plisser des yeux.
Son temps ici était compté désormais.