L’armée vous met sur vos gardes. À chaque instant, votre vigilance pourrait être testée. «Vous devez être prêts» nous répète-t-on sans cesse. Jusqu’à ce jour, j’ai toujours questionné cette affirmation, souvent scandée d’une voix nasillarde par l’évaluateur des recrues entre deux insultes salées. À quel moment juge-t-on être vraiment prêt? Comment le savoir? Même si je n’en vois pas la fin, j’ai tout de même une notion de la progression que j’ai effectué jusqu’à présent; même que je prends lentement assurance en mes capacités. Il me reste encore énormément à apprendre mais au moins je n’ai plus l’impression d’être totalement paumé dans ce nouveau monde ou même indésirable comme on vous le fait sentir au départ. Ici, je croyais que ma carrure physique m’aiderait à m’en sortir aisément, sauf que ce n’est pas si simple. Et croyez-moi, le peu d’avance que j’avais sur mes camarades ne m’a pas empêché d’être couvert de courbatures et même encore aujourd’hui. Les entraînements m’ont laissé complètement épuisé et c’est avec soulagement que je regagne mon appartement, suivi par Churro qui s’obstine à rester hors de sa Poké Ball aujourd’hui. Têtu comme une mule celui-là, comme d’habitude. Je le récupère dans mes bras avant de déverrouiller la porte d’entrée de mon petit bachelor de la résidence d’Aquali où j’habite depuis quelque temps déjà. C’est là que mon entraînement porte parfaitement ses fruits.

Je remarque aussitôt une présence dans mon appartement et me place en position défensive en une fraction de secondes, remmenant de manière brusque l’Evoli contre mon torse. Tout cela n’était pas nécessaire cependant car l’intrus n’est nul autre que ma cousine Kim. J’ai confié la clé à la brunette il y a de cela un moment. Je n’ai aucun mal à la laisser entrer dans mon espace : j’en ai parfaitement l’habitude. Par contre je jette un regard honteux aux alentours une fois que j’ai repris à peu près contenance… si j’avais su j’aurais au moins fait un effort pour ranger les vêtements qui jonchent le sol.

«Kim bordel! Tu as de la chance que je ne sois pas armé, tu te serais pris un coup de jus de mon taser. Enfin, y’a pas de souci, fais comme chez toi comme d’habitude.»

Le cœur encore battant à la chamade, je pose l’Evoli qui s’impatiente, visiblement mécontent de la peur que nous a faite la jeune femme. Il part aussitôt bouder sur le sofa où il s’installe avec une moue insatisfaite. Je pose mon sac et entreprends de ramasser un peu ce qui traîne en me disant que je devrais quand même prendre plus l’habitude de me ramasser. Sauf que je me demande si à ce point-ci j’arriverai à changer l’aspect bordélique de ma personnalité. Peut-être que si je cohabitais avec quelqu’un, ce serait différent. Ma besogne réalisée (et jetée dans un placard pour ne plus y penser), je me laisse tomber dans un grognement dans le sofa à mon tour. Churro proteste d’abord en se sentant lever du coussin mais entreprend rapidement de s’installer sur moi pour compenser son soudain inconfort. Comme de fait, le petit s’endort quelques instants plus tard.

«Ton carnet tu dis? Au pire j’aurais pu te l’apporter. Hummm… la vache aujourd’hui l’entraînement a été ruuuuuuuude, ils vont finir par me tailler en pièces à l’armée je te le jure.»

Je rigole doucement avant d’observer de plus près ma sœur de cœur. Elle me semble un peu tendue, ce qui la connaissant n’a rien d’exceptionnel. Néanmoins elle a tendance à s’apaiser en ma présence et à discuter tranquillement de tout et de rien. Je me redresse un peu en tâchant de ne pas déranger Churro, fronçant les sourcils.

«Tu en fais une tronche, y’a un truc qui cloche?»

Il y a ce quelque chose qui flotte. Ce non-dit. Cette pression tue. Ce mensonge insoupçonné. Même si je ne parviens à en déceler l’origine, je poursuis mon investigation silencieuse, probablement trop épuisé pour réfléchir convenablement. Malgré des années d’expérience, je peine encore à bien saisir Kim. Elle se dissimule derrière d’épaisses réserves où je suis autorisé à entrer au compte-goutte, avec son autorisation explicite. Une confiance durement gagnée au prix de nombreux sacrifices et d’incompréhensions et de conflits et de retrouvailles émues. Avec ma cousine, la simplicité n’existe tout simplement pas. Elle est ce mystère que je ne cherche plus à déchiffrer. J’accepte, j’accompagne. J’ai souvent la sensation de n’être qu’un témoin impuissant à la houle souvent retenue de ses émotions. Mais encore maintenant je n’ai pas baissé les bras et je l’observe de ce rare regard sérieux, celui qui lui communique qu’elle peut tout me dire même si ce n’est pas nécessairement facile pour elle. Tu peux te laisser aller à ces eaux tumultueuses, Kim, je ne te laisserai jamais te noyer. C’est ce que les frères font n’est-ce pas? Sauf que cette fois elle ne me laisse pas entrer. Je crois. Elle oscille, elle s’indécise. Je n’ai aucune intention de forcer ses confidences. Elle viendra à moi un jour ou l’autre, elle le fait toujours.

«Hé, je suis jamais trop fatigué pour toi Kimy! Reste je t’en prie, ça me fera toujours différent des grosses brutes que je côtoie.»

Churro s’est éveillé pour se lancer à la poursuite de son frère. Parmi tous, Spotty parvient à motiver mon Evoli à s’ouvrir davantage, à se laisser aller à la jeunesse. Ce n’est pas que Churro soit asocial, il est simplement… difficile d’approche et souvent sur ses gardes. En compagnie de son frère, il perd sa mauvaise humeur et se lance dans des jeux candides qui me font sourire. Je me redresse alors que Kim reprend, débutant quelque chose mais s’interrompant alors que les deux chenapans s’emparent de quelque chose dans son sac. Triomphants, les bêtes reviennent à moi, entreprennent de mâchouiller une lettre que je leur reprends délicatement. Il y a quelque chose au contact du papier fripé qui me tire un profond frisson. J’écarte les doigts comme poussé d’un étrange instinct. Il y a mon nom inscrit sur l’enveloppe, cette invitation lettrée que je saisis. J’extirpe le mot à l’intérieur. Il y a là des phrases parfaitement enlignées, dans un français soutenu. Autant de mots qui ne font aucun sens. Mes yeux parcourent les lignes une fois, deux fois, cinq. J’ai perdu le compte. Ce que je lis ne fait toujours aucun sens.

Il y a cette sensation, cette chute. Je ne parviens plus à lire. Mes yeux se sont embués, me faisant aveugle à ce mensonge qui se tient entre mes mains. Mensonge. Blasphème. Ce ne peut être vrai, ce ne peut être vrai. Je me redresse et jette la lettre loin. J’ai envie de tout casser. Il n’y a pas de curiosité. Seulement cette brutale et profonde colère. Ce coup reçu en plein visage, il résonne encore sous mon crâne. J’ouvre la bouche pour parler mais il ne s’échappe de ma gorge entravée qu’un grognement de pure confusion. Je n’ai pas envie de me perdre, pas maintenant. Je veux me battre. Ça ne peut pas être ainsi, ça ne doit pas être ainsi.

«ILS ONT FAIT UNE ERREUR!»

J’ai crié. J’ai hurlé. Pourquoi ai-je haussé la voix? Ce n’est pas juste pour elle. Pour les deux Evolis. Ce n’est pas juste pour moi. Mais je suis épuisé. Mon médicament depuis longtemps s’est épuisé. Et toute cette colère, cette colère… Puis ce coup de pied sur la table basse, quelques verres renversés et ce grand fracas. L’ai-je vraiment entendu ou s’est-il fait en moi? Il me fait sursauter, il m’éveille. Les larmes se mettent à couler et je les hais. Pourquoi est-ce que ça doit autant m’affecter? Pourquoi ça fait si mal?

«C-c’est pas possible, Kim… Elle peut pas avoir eu d’autre enfant après moi. Elle ne peut pas, elle n’avait pas le droit… Elle n’avait pas assez de briser la vie de toute sa famille, alors le faire pour une autre personne? Comment a-t-elle osé, Kim? Ça ne fait aucun sens.»

Je pleure vraiment désormais. Je me laisse tomber contre le canapé. Les Evolis ont disparu. Ils ont eu peur. Peur de moi. Je tente de respirer calmement, de traiter ce sujet de manière convenable mais il n’y a que cette vieille blessure, cet abandon. J’enfouis mon visage entre mes mains avant de ramasser la lettre et de la porter à mon cœur. Sous mon crâne, il y a encore les cris, la vaisselle lancée, le vieux placard où j’avais pris l’habitude de me cacher. Toute cette misère pourquoi? Pour tout recommencer? Une sœur. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire? Je croyais que j’en avais déjà une.

Je n’ai pas de mots pour décrire à quel point la perspective de cette vie humaine me nargue. Pourtant, je n’ai pas un cœur à la haine. Mais elle pulse, elle enfle et gronde dans mes tripes, menaçant de tout renverser. Mon regard s’aiguise sous l’effet de la raison. Je constate le carnage, celui que j’ai causé. La table renversée. Le regard éperdu de Churro. La tension qui claque dans l’air. J’ai causé tout ça. Malgré la violence de mes émotions, rien ne justifie une telle embardée. Alors que Kim s’approche je la laisse entrer dans mon univers. Je sais désormais qu’elle ne craint plus rien. J’attrape ses mains, les blottis contre mon cœur et tente d’articuler des excuses qui restent prisonnières de ma gorge. Plus je m’obstine, plus elle se resserre. Bientôt je ne parviens presque plus à respirer alors j’abandonne ma voix aux sanglots. Laisse aller une peine que j’enterrais là depuis longtemps. Ma cousine a raison. Même si je tempête, même si je hurle ou que je m’oppose, il n’y a pas de retour possible en arrière. Je laisse alors ma peine se déverser contre ma cousine qui m’assure qu’elle est là, qu’elle sera là. J’aurai l’occasion de réfléchir à tout cela quand le bouchon aura sauté, quand toute cette rancœur ce sera évaporée. Je ne tente plus de la retenir désormais.

Je ne sais plus combien de temps je reste ainsi. Ça me paraît des secondes. Ça me paraît des heures. J’émerge, la tête alourdie d’une migraine, la gorge en feu et les yeux rougis. Je n’aime pas le silence qui règne ici, comme si j’avais brisé quelque chose. C’est le même qui envahissait la maison après les conflits de mes parents, quand tout avait volé en éclats. Je ne veux pas que ce soit ainsi. Je me redresse, nauséeux et encore un peu tremblant, mais la poitrine beaucoup plus légère. Je tente de mettre de l’ordre dans une tête où les idées se bousculent, toutes plus douloureuses les unes que les autres. Je ne veux pas penser à tout ce que cette nouvelle implique pour le moment. Je me concentre sur Kim, plutôt. Je déglutis avec difficulté, affecté comme si je couvrais un rhume violent.

«Désolé.»

Il n’y avait nulle part où commencer que cette avenue. Je ne pourrai pas poursuivre ma réflexion sans partir de ce point capital. Je serre un peu plus ses mains, surpris de constater que mes yeux s’embuent de nouveau alors que je croyais m’être totalement desséché.

«Sérieux, Kim. Je suis désolé.»

J’essuie mes yeux humides avant de me redresser pour nous servir à chacun un verre d’eau. Il vaut mieux. Le mouvement me fait du bien, même si mon corps est toujours aussi lourd. J’attrape aussi un médicament pour ma tête, qui m’élance douloureusement. Je reviens ensuite vers ma cousine après ce qui m’apparaît une éternité. Le temps semble s’écouler au ralenti, me brimant dans mes mouvements.

«Je… T’as pas à t’excuser. Je crois que j’aurais fait pareil. Je me dis que ça aurait été mieux que je ne sache pas à vrai dire. Mais en même temps, c’est pas la faute de la gamine. Elle, elle veut juste comprendre. Si cette lettre vient d’une agence d’adoption, alors elle n’a sûrement pas grandi avec ma mère. Ça, ça me rassure. Peut-être qu’elle n’est pas comme elle.»

Je soupire profondément en jetant un coup d’œil à la lettre qui traîne sur le sol. Je l’attrape et la met sur la table, comme pour lui témoigner un peu plus de respect. Quand je serai plus posé, j’y réfléchirai convenablement et prendrai une décision éclairée. Pour le moment, il n’y a qu’une seule chose qui m’inspire :

«Tu veux toujours qu’on mange ensemble ce soir? Une pizza ça pourrait toujours remonter le moral.»

Je n’ai pas très faim à vrai dire mais je veux bien qu’elle reste encore. Il y a trop de choses que je dois comprendre, trop de choses que je pourrai pas interpréter seul.