Mars 2016 -Monel s’agite quelque peu sur son siège, la tête toujours plongée dans l’obscurité. Il maintient ses mains sur les accoudoirs capitonnés de son fauteuil. Devant lui, une assemblée restreinte, une poignée de femme et d’homme dont le profond respect se remarque dans leur posture, se lit dans leurs yeux, s’affirme au travers de leurs mâchoires serrées. Le déclin. La fin. Trop proche aux yeux de ce petit comité qui refuse d’abandonner ce en quoi ils ont toujours cru. Monel se redresse, prend une longue inspiration avant de finalement prendre la parole.
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Membres de la Team Rouage… il marque un temps précis pour laisser sa voix porter jusqu’au tréfonds de l’âme de ses sujets.
Vous m’êtes fidèles. Tous autant que vous êtes. Et c’est pour cette principale qualité que je vous ai rassemblé ici. Ses yeux se promènent sur les membres en présence, telles deux fentes.
Je serais sans aucun doute pieds et poings liés dans peu de temps. Il soupire, temporisant son effet dramatique.
La Team Rouage ne doit pas sombrer, elle doit perdurer. Ses petits yeux transpercent l’assistance.
Je vous ordonner de retourner à la vie civile, d’élever vos enfants, qu’ils soient la prochaine graine semée de notre histoire. Qu’ils soient l’espoir face à l’adversité, qu’ils nous offrent le renouveau sans jamais que notre flamme s’éteigne. Que le plan Noé soit lancé. »
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Eté 2013 - « _
Nemo ! Viens ici ! Viens mettre de la crème solaire ou tu vas encore griller au soleil ! »
Le garçonnet se retourne vers son père dont le ton impétueux le force à faire quelques pas dans sa direction. Qu’est-ce qu’il est grand. Qu’est-ce qu’il semble fort papa ! Et puis il a des gros bras musclés, Nemo se demande toujours ce que son papa peut bien faire comme travail, il n’en parle jamais vraiment. Alors Nemo ne comprend pas trop trop. Tout ce qu’il sait, c’est que son père est trop stylé et, surtout, qu’il ne faut pas l’embêter, sinon Nemo sait qu’il devrait affronter son regard méchant. Alors le blondinet se rapproche en trottinant de son père, l’air boudeur.
« _
Mais papa ! Tu comprends pas ! J’étais en train de jouer avec North ! C’est trop pas juste, tu peux pas m’empêcher de jouer avec North, c’est trop mon copain, North. Puis je l’aime bien, North, je peux retourner avec lui, hein hein hein ? »
Alphonse fronce les sourcils mais n’ajoute rien. Il tartine son fils de crème solaire, le prend par les épaules et le pousse gentiment dans la direction du fameux North. Son regard valse quelques instants sur les parents de l’autre jeune garçon et il reporte son attention sur sa femme et son aînée, occupées à prendre le soleil. Il soupire et replace son chapeau sur sa tête, c’est une belle journée, rien ne semble pouvoir venir briser la quiétude de la plage d’Hano-Hano.
C’est évidemment sans compter les deux jeunes gens qui semblent bien déterminés à embêter leurs parents. Nemo a plongé la tête la première dans la mer et ressort de l’eau en riant aux éclats. North le poursuit de près en tenant un Barpau particulièrement imposant entre ses mains. L’autre garçon finit sa course sous l’eau devant le rire moqueur de son ami. Cette amitié si simple forge pourtant de puissants liens dont les deux garçons se rappellent encore. Des étés passés sur le sable chaud, des journées entières à traîner ensemble pendant que les parents jouaient au golf, des souvenirs d’enfants qui s’inscrivent durement dans leur mémoire.
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Juin 2017 -« _
Oui, allô, Jerry ? Approbation à l’autre bout du fil.
On a un problème, Ava a disparu ! Agitation de l’autre côté.
Je sais bien qu’elle devait entrer à la Pokémon Community cette année, je sais bien ! Oui, oui, Jerry, je n’ai rien oublié de ma mission, je ne suis pas idiote ! Un silence tendu s’installe.
Mais, Jerry ! Ma fille a disparu ! Tu peux le comprendre, ça ?! L’émotion perce dans la voix de la mère qui peine à ne pas raccrocher le téléphone de rage. Lydia reprend le plus sereinement possible son inspiration.
Jerry, Jerry, écoute moi. Si on ne retrouve pas Ava, tu pourras toujours t’occuper de Nemo, il a bientôt terminé son cycle du secondaire, nous l’enverrons comme prévu sur Adala pour ses quinze ans. Ava a toujours eu cet air revêche, Nemo ne verrait pas les indices même au milieu de ma figure. Évidemment que non, il ne sait pas. Il faut le protéger, qu’il ne sache jamais. Jusqu’au moment où on nous recontactera. Et là, on sera aussi prêt que lui. Jerry répond par l’affirmative au bout du fil.
Bon, dans tous les cas, on compte sur toi. Veille sur lui, d’accord ? La communication prend fin et Lydia ressert ses phalanges contre ses genoux. »
Ils font le bon choix, ils en sont certains. Ava ou Nemo, chair de leur chair, sang de leur sang, l’un d’eux sera au moins la pièce manquante au rouage. Pas tout de suite, plus tard. Oui, plus tard.
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Septembre 2016 -« _
On se réveille là-dedans ! »
Alphonse donne un grand coup de la paume de la main sur l’armoire métallisée de Nemo. Celui-ci s'agite dans son sommeil et ronchonne en se retournant et en plaçant son oreiller au dessus de sa tête. Les écouteurs s’échappent alors de ses oreilles mais l’adolescent tire la couette jusqu’en haut de l’oreille. Hors de question de sortir aussi tôt de son petit nid douillet. On est bien mieux sous la couette que dans le froid automnal du mois de septembre. Et puis, merde, c’est le week-end, son père ne le lâchera-t-il jamais ?!
« _
NemooooôôôOÔ, me prends pas pour un abruti ! J’ajoute cinq séries de pompes si tu n’es pas dehors dans les dix minutes. Allez, fiston ! »
Alphonse s'éclipse en prenant soin de laisser le blondinet à la vue de toute la maisonnée : en gardant la porte grande ouverte. Son fidèle Malosse sur les talons, il prend le chemin de l’extérieur. Depuis que Nemo est en âge de courir, son père le plie à un entraînement physique drastique.
« Ce n’est pas parce qu’on habite en ville qu’il faut se laisser aller ! Et, de toute façon, je ne vais pas te laisser t’abrutir sur ton iPok. » Ah, cette bataille, le pauvre Nemo ne l’a jamais gagnée. Son père est trop intransigeant et puis, ce n’est pas sa mère qui va prendre sa défense, c’est bien l'endurance de Lydia qui met en peine celle des deux hommes de la famille. Et ça, son Rocabot l’a bien compris. Il ne perd pas une occasion pour se confronter à Malosse et lui montrer lequel des deux est plus fort en marathon.
Nemo ronchonne en se retournant sur son lit, toujours le coussin aplati sur sa frimousse. Tous les week-end c’est pareil, il est tiré du lit sans aucun scrupule alors qu’il aurait juste envie de dormir, ce que son corps en pleine croissance lui réclame à corps et à cris. Il ose retirer l’oreille et plisser les yeux sous la lumière du jour, son père a eu le temps d’ouvrir les volets, quel supplice. Il sait très bien qu’il n’a pas le choix et qu’il a plutôt intérêt à être rapide s’il veut pas se manger des exercices supplémentaires. Avec un nouveau soupir, Nemo roule sur lui-même et s’assoit au bord de son lit, instinctivement, il se met à taper un rythme marqué de ses pieds et à chantonner l’un des textes écoutés sur son iPok. Décidément, ses parents n’y comprennent rien à rien, ce ne sont pas des paroles torturées, mais juste des gens qui expriment exactement ce qu’il ressent, l’impression d’étouffer, d’être à l’étroit et de ne pas vivre comme bon lui semblerait parce qu’il est enfermé dans ce corps de gamin de quinze ans. Les rimes claquent, les accords fusent, tout semble plus léger en rythme. C’est comme ça qu’il s’habille chaque matin, pour se donner courage et motivation.
« _
Onze minutes passées de trois secondes, dommage Nemo. T’as plus qu’à t’échauffer normalement mais tu m’ajoutes deux minutes de chaise, deux séries de dix flexions et cinq pompes après les… tu en étais à combien déjà ? Quarante ? Donc quarante-cinq pour ce matin. Hop hop hop ! »
Alphonse n’est pas foncièrement méchant, tout comme Lydia d’ailleurs, même si elle les toise tous les deux d’un air supérieur. Ils sont juste… très à cheval sur leurs règles. C’est pour ça qu’Ava s’est barrée. Et Ava est un sujet tabou. Les deux parents n’ont donc rien à ajouter de plus et juste à regarder leur fils s’activer jusqu’à suer entièrement. Puis, ils partent pour leur footing complet aux allures militaires et spartiates où ils mélangeront parcours d’obstacles, vitesse de pointe, cardio, entraînement Pokémon et autre exercices physiques.
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Fin juin 2019 - Nemo est assis, les pieds dans le vide, en haut de l’un des immeubles d’Illumis. La ville s’étend sous ses pieds alors que ses doigts s’agitent en cadence sur la musique ancrée dans ses oreilles. Son iPok à la main, il fait défiler les dernières actualités de sa bulle numérique. Il s’inspire des dernières tendances, il like les photos des pseudo-stars qu’il suit. Parfois, il lève les yeux, s’égare sur les Goélise postiers, puis son attention est retenue par les points, tout en bas, là-bas dans la rue. Il fait souvent ça, s’écarter de la foule, trouver un endroit paisible, de préférence seul et isolé. Puis il s’accroche à son chez-lui virtuel, s’occupe de ses Pokémon virtuels avant de noter quelques accroches qui lui sont passées par la tête. Parfois, son attention est accrochée par une pub, ici une sorte de gourou illuminé qui prétend avoir trouvé la paix grâce à ses Pokémon. Son attention est bien vite retenue par le nom de ce drôle de personnage : Aaron Stuart Mightley. Le vainqueur de l’une des saisons du Hunger Games local. En quelques mouvements habiles, il retrouver les images marquantes de la saison. Aaron et Alban, ce couple avait fait la une des forums pendant quelques jours. Avant qu’ils ne sombrent dans l’oubli. Comme quoi, ce Hunger Games l’a amené à devenir… moine ? Nemo n’est pas bien sûr d’avoir parfaitement capté le job de ce gusse paumé.
Puis, Nemo passe à autre chose et en quelques instants son attention est focalisée par une autre image. Il balance sa tête en suivant sa musique et ne s’étonne guère des Poichigeons qui viennent se poser vers lui avant de redécoller quelques secondes plus tard.
Une notification l’avertit de l’arrivée d’un nouveau mail. Par réflexe, Nemo clique aussitôt dessus, il découvre alors le mail d’acceptation à la Pokémon Community en provenance d’Archibald Snow. Son coeur bondit, depuis des années qu’il attend de quitter le collège pour enfin aller dans un vrai lycée. Il sent une sorte de fierté même s’il est conscient que c’est surtout ses parents qui veulent le voir là-bas. Leur enseignement est réputé et l’école est parvenue à garder son authenticité malgré son déménagement houleux entre Lansat et Adala. Tant de hashtags ont envahi les internet lors de cette époque trouble… difficile de démêler le vrai du faux. Nemo compte bien tirer cette histoire au clair en se rendant directement sur place, c’est son côté détective.
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16 Août 2019 - Les adieux ne sont pas larmoyants avec ses deux parents. Ils ne cessent de lui répéter
« sois fort, apprend bien et vite, ne t’éloigne pas du chemin que nous t’avons montré, nous serons toujours là pour toi » et d’autres conseils de parents un peu tristes de voir leur petit dernier s’en aller. Nemo ressert son sac sur son épaule. A part pour ses vacances annuelles à Alola, il n’est jamais vraiment parti. C’est aussi la première fois qu’il embarque seul. L’angoisse est bien présente mais il se fait aussi petit et invisible que possible. Sans s’en rendre compte, il s’est mis à filer à la trace la personne devant lui en calquant sa démarche et en bougeant de la même façon que lui sous les regards suspicieux des agents de sécurité et des employés du navire.
Le Prince des Mers s’approche de Port Tempères sous les yeux attentifs des nombreuses personnes rassemblées pour cette venue. Le paquebot est incroyablement grand. Nemo n’a probablement jamais vu un navire aussi massif et ne peut que rester subjugué par ce qui se déroule sous ses yeux. Il n’hésite pas à prendre quelques photos souvenirs et à les poster sur les réseaux en espérant attirer l’attention à coup de hashtags aguicheurs. Il expire bruyamment pour essayer de chasser l’angoisse montante mais cela semble bien trop tard pour parvenir à se calmer.
Il va à la Pokémon Community, enfin dans la cour des grands. Sa langue claque contre son palais et il grimpe dans l’estomac de l’énorme bête de métal luisant.
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Au même moment, le 16 août« _
Il est parti…_
Il est parti... on ne peut que faire confiance à Jerry désormais. »
La tension dans le salon de la famille Kendhall est palpable. Le départ prévu de Nemo pour Adala laisse tout de même un grand vide dans les couloirs de l’appartement. Lydia et Alphonse savaient à quoi ils s’engageaient en donnant leur parole mais tout ceci devient de plus en plus concret entre la disparition d’Ava et le départ de Nemo. Lydia se laisse aller sur l’épaule de son mari en soupirant.
Entre songes et vide, la famille semble plus que jamais sur le point de se dissoudre.
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Pourvu que Nemo reste dans l’ignorance le plus longtemps possible. »