Ruth
« Le pingouin, c’est plutôt vous, surtout. »
Manchots, pingouins. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne manque pas d’humour, la petite. Et à en croire le petit rictus qu’elle a aux lèvres, elle est plutôt fière de sa bêtise. Il n’y a pas à dire : Ruth s’assume pleinement. Elle sait qui elle est et ce qu’elle est. Elle se désintéresse finalement de son nouvel employeur, et grimace de nouveau face aux vêtements que l’on lui a imposés. Est-ce que c’était légal, même ? De forcer une mineure à se déshabiller pour enfiler une robe donnée par un inconnu ? Ruth fronce les sourcils, il faudrait qu’elle se renseigne à ce sujet, tiens. Ceci dit, elle risque d’être déçue et son entrée dans le monde du travail plus que chaotique, si ce n’est déjà le cas.
« Hé mais… J’aurais pu garder mon haut, alors ! Plutôt qu’enfiler ce jupon de votre grand-mère. »
Attaquer directement la famille n’est pas la meilleure des idées. Mais Ruth reste propre à elle-même. Peut-être bien qu’elle estime que ce type n’a pas à recevoir son respect. Après tout, il l’a menacée, tout à l’heure, et il l’a jetée à maintes reprises au-dehors. Pourquoi donc devrait-elle être gentille avec lui ? Il n’avait qu’à l’être en premier. La mauvaise foi dont elle fait preuve semble sans limite : elle préférerait perdre un bras que reconnaître ses torts, avouer qu’elle a dépassé les bornes. Les femmes sont parfois de vrais fléaux, quand elles ont une idée en tête. Ruth finit par lui emboîter le pas, à cette armoire à glace sur pattes, et découvre un Pokémon monstrueux. Un cheval de trait 2.0. Ruth siffle alors.
« Ça, c’est du poney de compétition. Vous savez, moi aussi j’ai un Pokémon cheval. Et il en jette tout autant. Vous pourriez être impressionné. »
Est-ce qu’elle est en train de comparer son petit Ponyta de Galar à ce Bourrinos ? Il semblerait, et sans aucun scrupule, qui plus est. Il fait pourtant pâle figure, face à ce mastodonte. 900 kilos de différence. Rien que ça. Elle se hisse alors péniblement sur le dos du cheval, avant de s’installer le plus confortablement possible. Chose quasi-impossible sur une selle : c’est réputé pour faire mal aux fesses et elle peut désormais en témoigner. Fièrement assise sur ce nouveau destrier, Ruth se tient droite. Elle arbore un sourire fier, alors que les passants dégagent la voie, lors de leur passage. Arrivée à destination, Ruth saute seule du cheval, époussetant ses vêtements, tapotant son derrière. Elle aurait des courbatures, pour sûr. Surtout en sachant qu’il y aurait le chemin du retour à faire.
« C’est ma spécialité, ça, casser des nez. Je suis une experte depuis 2016. »
Elle a un mouvement de cheveux à la L’Oréal, fière de ses prouesses. Eh ouais, elle n’est pas une dure à cuire du dimanche. Elle n’est pas née de la dernière pluie. Elle regarde alors la flasque qu’il lui tend et la repousse brutalement.
« Je n’ai pas besoin de me donner du courage. Je suis le courage. »
Hors de question de perdre le contrôle. De toucher à cette boisson de malheur. Ruth se respecte suffisamment, elle estime que son tuteur de stage devrait faire de même. Elle lui lance un regard de travers, d’ailleurs. L’air de se moquer, de le prendre de haut. Malgré sa carrure, il n’a pas le cran qui va avec. Malgré l’assurance qu’il feint, il n’a pas les bijoux de famille qui vont avec. Ruth soupire, comme déçue. On ne peut rien attendre des hommes, mais elle s’en doutait déjà. Elle continue de le suivre, découvrant les environs. Elle ne connaît pas ce coin de la ville, elle ne se souvient pas y être déjà venue, voire passée. Elle reste sur ses gardes, pour éviter de se faire surprendre et pourtant, la voilà qui sursaute. Les assaillants connaissent mieux les lieux qu’elle. Ruth se met en position d’attaque, prête à leur sauter dessus, les deux poings devant.
« Et vous, vous vous êtes échappés de la casse ? », qu’elle réplique.
Elle voit déjà rouge. Pour qui il se prend, à lui parler ainsi ? Elle fait alors craquer ses phalanges et s’approche dangereusement de sa future cible. Lui, il ne s’en sortirait pas. Du moins, pas sans y laisser des dents. Mais Ruth ne peut encore se déchaîner. Il faut que son nouvel acolyte fasse son show. Elle va enfin pouvoir voir à quoi sert ce nœud de papillon. Ruth comprend alors que ça ne rigole pas, quand un pistolet est pointé. Elle n’en a jamais vu d’aussi près. Elle ne veut pas montrer qu’elle commence à se crisper. Une balle, ça peut tuer. Ce n’est pas comme des coups. Il suffit d’une seule pour que ce soit fatale ; on ne peut pas l’arrêter. En entendant le bruit, Ruth ferme les yeux. Elle perd toute confiance, elle ne veut pas que ça dérape ainsi. La mort, elle n’est pas prête à y être confrontée. Elle ne veut pas mourir ainsi. Elle garde ses paupières fermées avec force, jusques à se rendre compte qu’il ne se passe rien. Elle rouvre un premier œil, puis le deuxième. Le Pokémon a visiblement arrêté l’arme.
« J’ai pas peur du sang, moi. »
Elle se reprend vite. Il ne faut pas se démonter, encore moins devant l’ennemi. Elle s’approche alors du gars et le chope au niveau du col de son haut. Elle plante ses yeux dans les siens. Avec son maquillage noir badigeonné sur ses paupières, les iris de Ruth ressortent plus que d’ordinaire. On croirait que ce sont des yeux de chat, captivants comme ils sont. On n’a plus envie de s’en défaire, elle subjugue. Ruth se concentre sur sa cible, pour éviter d’entendre les cris. Elle fait abstraction de ce qui l’entoure. Un premier coup tombe, au niveau du ventre.
« Mince, alors, j’ai mal visé… », qu’elle reprend sa petite voix, faussement fluette.
Elle décoche alors un large sourire, montrant toutes ses dents. Son genou se lève alors et elle assène un coup dans un endroit fourbe, que toutes les femmes connaissent – les parties intimes. L’homme finit alors sur ses propres genoux, se tenant le sexe, serrant les dents. Mis à terre par une adolescente de seize ans, quoi de plus honteux ? Ruth relâche sa prise, utilisant son autre pied pour le ramener plus bas que terre, qu’il finisse littéralement au sol. Elle distribue plusieurs coups dans les côtes, dans le dos, avant de se pencher. Il se tortille mais elle maintient sa nouvelle prise sur son col.
« Alors le vieux, on faiblit ? On va devoir aller piquer le dentier de ta mère-grand, petit chaperon. »
Il profite de son moment de fanfaronnade pour lui décocher un coup, lui aussi. Il a une réputation à tenir, un ego même. Ruth reste sonnée, l’espace de quelques secondes, mais ne relâche pas son col pour autant. Elle ne tarde pas à répliquer, plus revancharde que jamais. Un crochet du droit. Puis un deuxième. De chaque côté d e la joue, similaire à une paire de claques. Le revers, puis le coup droit. L’avantage est pour Ruth. L’homme toussote, crachant un filet de sang, ainsi qu’une dent. Voilà où Ruth voulait en venir. Dans un dernier espoir, il tente une balayette et Ruth tombe à ses côtés, sur son bras. Elle risque d’avoir de beaux bleus. Ruth termine son kaméhaméha avec un coup de boule dans son nez, un long craquement se faisant entendre. Elle profite de la proximité nouvelle qu’il lui a offerte, avec son croche-pattes amateur. Lui, il n’insulterait pas une petite jeune avant un moment, pour sûr. Elle le relâche pour de bon, dans un bruit sourd. Avec un peu de chance, il aura également une bosse, à l’arrière du crâne. Elle remet ses cheveux en place, puis ses vêtements, avant de constater qu’elle a taché son uniforme, à peine acquis.
« Ouais, j’ai bien quelques questions. »
Mais elle ne saurait pas par laquelle commencer. Elle ne détourne pas son regard du sien. Elle n’a pas peur, ou du moins plus autant que tout à l’heure, et elle compte bien le prouver. A dire vrai, elle ne fait pas le lien avec les menaces, elle ne les a pas retenues. Avec Ruth, c’est comme ça : ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre.
« T’es quel genre de barman ? L’alcool, tu le bois pas vraiment, hein. Et t’emmènes souvent tes stagiaires défoncer des mecs comme ça ? T’as pas peur que je parle aux flics ? Ou pire encore, à l’armée. T’es peut-être un terroriste. On devrait rentrer, en vrai. Moi aussi j’ai mes ennuis, j’m’en fiche des tiens. Tant que j’suis payée. »
Elle se permet le tutoiement. Après tout, elle l’a mis K.O. elle a mérité son dû.
* * *
Ruth n’aurait jamais juré penser ça, mais elle est soulagée d’être de retour dans ce maudit bar. Sa bêtise de tout à l’heure n’est toujours pas nettoyée. Ruth se pose sur une des chaises et fixe ses ongles. Elle en a un de cassé, ça l’ennuie sincèrement. Entretenir une manucure, ce n’est pas seulement joli, c’est surtout une perte de temps. Elle a pourtant d’autres blessures dont elle devrait s’occuper. Elle saigne au niveau de la bouche, elle a dû se mordre la joue en recevant le coup, tout à l’heure, alors qu’il a riposté. Sa joue commence à gonfler. Un peu de glace suffira sûrement. Quand elle se déplace ou bouge tout simplement, quelques grimaces lui échappent. Une de ses côtes a dû en pâtir.
« Je peux avoir ma première pause ? J’ai juste besoin de souffler un peu. »
Elle pose alors ses bras sur la table devant elle, et y enfonce sa tête, lâchant un long soupir, fermant les yeux. Elle voudrait au moins reprendre redescendre, se calmer les esprits. On peut dire que la journée commence bien. Qu’elle est relativement mouvementée. Une matinée comme ça, ça promet sur l’après-midi.