Derrière le mur du corridor, la rumeur de la foule était telle une légère brise marine. Trouble au départ, elle gagnait en intensité et se répercutait comme un écho le long des gradins. L’audience était extatique ; les billets de pari circulaient entre les mains, tandis que les jeunes filles faisaient rouler leurs hanches et leurs épaules pour séduire les beaux marins en uniforme rayé. L’humeur était à la fête, et la clameur des spectateurs rappelait le clapotis de l’écume de mer sur le rivage. Une subtile odeur de viande grillée et de pop-corn au caramel se mêlait doucement à celle des parfums des dames. Les hommes étaient ivres des fragrances de victuailles et du charme de ces belles.
Le dos reposant contre la fine épaisseur de pierre qui le séparait du reste des gens, Alban battait la mesure avec ses index. Un, deux, trois. Les discussions avaient tantôt le rythme d’une alizée, tantôt celui d’une bourrasque d’automne. Le jeune garçon ferma les yeux et inspira un grand coup pour s’imprégner du ballet perpétuel des vents. Il leva légèrement les bras, comme s’il voulait s’envoler, et sentit la pression caractéristique des courants d’air contre sa peau tannée par l’astre du ciel. Un rideau de plume lui effleura délicatement l’avant-bras, et il ouvrit les yeux pour regarder son compagnon.
Cirrus était un magnifique Roucarnage aux couleurs chatoyantes et au buste fier. Ses plumes oscillaient entre le fauve et le châtain, et une étonnante palette allant du carmin au doré méchait sa crinière. Il cligna trois fois des yeux pour rassurer son partenaire, et roucoula doucement. Un très léger sourire se dessina sur les lèvres d’Alban. Avec un geste souple, il montra la bande de tissu bleue pâle qui était nouée autour de son poignet ; la même que celle autour de la patte du Pokémon Vol. Ils n’avaient même plus besoin de parler pour se comprendre. Le message était clair : aujourd’hui, l’équipe allait encore gagner la course.
Car Alban, malgré ses 14 ans, était déjà un compétiteur prometteur. Il s’était découvert très tôt une passion, et sa famille l’avait encouragé dans cette voie-là. Il avait commencé petit au départ, mais rapidement, il avait gagné en expérience et son talent s’était révélé. Dans les journaux, il était décrit comme un génie, un prodige, ou encore une étoile montante. Toute cette agitation et cette euphorie lui procurait une excitation dangereuse. La presse, les médias, les fanatiques ; pour un garçon de cet âge-là, ce monde était à la fois fascinant et effrayant. Et pourtant, rien ne l’était plus que ce qui l’avait révélé : les courses aériennes.
Alban passa une main dans ses cheveux châtains coupés court. Il scruta de ses yeux aux couleurs changeantes le ciel, et en sonda les vastes profondeurs. Un ciel bleu clair, un soleil ardent, et de cotonneux nuages d’un blanc nacré. Des conditions plutôt bonnes pour une course. Mais ce qui était le plus satisfaisant, c’était cette douce brise qui se levait et soufflait faiblement. Parfaite pour se laisser porter par les courants, mais pas assez forte pour perturber le vol. Le jeune garçon s’apprêta à s’avancer d’un pas pour humer l’air et se mettre en condition lorsqu’une femme lui barra le passage.
- Alban Amargein Abernaty ! s’exclama-t-elle d’une voix forte.
Sans lui laisser le temps de s’esquiver, elle verrouilla autour de son poignet des doigts au vernis étincelant. Le garçon lui lança un regard interrogateur, mais le calepin qu’elle tenait dans son autre main et le drôle d’appareil qui pendait à sa ceinture lui indiquèrent que cette dame-là était une journaliste. Alban n’avait jamais été très au fait de tous ces appareils technologiques, mais il savait que ces petites boîtes noires et rectangulaires servaient à enregistrer les paroles. Il tenta de dégager son poignet mais la Sharpedo avait solidement ferré sa proie. Coincé.
- Que puis-je faire pour vous ? lui demanda-t-il poliment, d’un ton qui masquait habilement son agacement.
La journaliste émit un bruit indescriptible qu’il n’avait jamais entendu alors, mais qui ressemblait à l’expression d’un enthousiasme.
- Le plus jeune compétiteur et le plus talentueux ! Oh là, vous êtes une véritable célébrité mon garçon. Alors je suis venue vous poser quelques questions, histoire d’avoir en avant-première l’interview de celui qui va probablement gagner la course de Nénucrique !- Je ne suis pas…- Oh bon, laissons tomber. Alors, parle-moi de ton parcours s’il-te-plaît. Raconte-moi ton histoire !Alban coula un regard oblique vers les autres participants. Cette femme-là parlait fort. Beaucoup trop fort. Il aurait voulu la faire taire, mais elle était déjà lancée et déversait sur lui son flot de paroles. Un véritable moulin. A côté de lui, Cirrus gardait son air impérieux, comme si cette petite perturbation ne le dérangeait pas outre mesure. Ses plumes scintillaient à la lumière du soleil, et il allongea un regard placide vers Alban. Le message était on ne peut plus clair :
« Bah, pourquoi pas. On sera débarrassé, comme ça. » Le garçon pris donc une grande inspiration et commença.
- Je suis né à Cimetronelle dans la famille Amargein Abertany, qui a le monopole sur toutes les postes Pokémon de la région de Hoenn. Mes parents m’ont très vite fait découvrir le métier. Tout petit, j’allais déjà dans les volières où un nombre incalculable de Pokémon Vol attendaient leurs missives. On les élevait, on les éduquait dès petit, on les soignait et on subvenait à leurs besoins. En échange, ils livraient les lettres dans toutes les autres régions du monde, répéta-t-il d’une voix monocorde.
Ce dialogue, il l’avait déjà dit des centaines de fois auparavant, et sa version était toujours exactement la même. Alban n’était pas à l’aise pour parler devant les autres. Alors il avait appris un texte qu’il avait passé des nuits à peaufiner, et maintenant, il pouvait le réciter comme on récite un poème à l’école. Sous le regard chargé de fard de la journaliste, il poursuivit :
- J’ai découvert qu’au-delà de l’aspect courrier, j’aimais passer du temps avec ces Pokémon. Un jour, j’ai tenté d’en chevaucher un, et ce fut la révélation. Depuis, je ne me suis plus jamais passé de la sensation d’être en plein vol. La vitesse a quelque chose de grisant. C’est pour cela que j’aime autant les courses.Cirrus le regarda et il put se détendre. La journaliste griffonna quelques mots sur son calepin, puis lui posa deux trois questions personnelles auxquelles il répondit de façon évasive. Enfin, elle le remercia et s’en alla d’un pas allègre, non sans lui avoir décoché un clin d’œil canaille. Alban souffla. Il n’aimait pas être le centre de l’attention. Tout du moins, pas quand il n’était pas en pleine course. Mais les courses, c’était différent…
Il voulut s’avancer pour se rapprocher de la sortie lorsqu’on le bouscula violemment. Retenant un couinement qui n’aurait rien eu de très glorieux, il tourna vers son agresseur un visage inexpressif. C’était une de ses particularités : il n’avait pas besoin de forcer pour avoir une expression neutre. Ne pas montrer ses faiblesses, c’était ce que disait toujours son héros de roman préféré.
- Fais attention où tu vas, le petit génie, lui cracha la personne qui venait de lui rentrer dedans.
C’était un garçon qui devait avoisiner les 17 ans et qui était flanqué d’un magnifique Airmure. A ses côtés, une fille et un autre garçon qui devaient avoir le même âge ricanaient. Comme les brutes épaisses des cours de récréations. Alban identifia rapidement les deux montures des sous-fifres : un Rapasdepic et un Hélédelle. Cirrus gonfla le poitrail en lançant des éclairs avec les yeux, défiant quiconque de venir se frotter à lui. Le chef de bande regarda un moment le Roucarnage, puis il se détourna avec un sourire sarcastique.
- Fais attention à garder la tête sur les épaules, le petit prodige. Et les pieds sur ta monture, ajouta-t-il à voix basse, avant de faire signe à ses deux affreux de le suivre et de prendre congé.
Alban se frotta l’épaule en maudissant la journaliste. Il n’avait pas besoin qu’on lui fasse de la mauvaise publicité avant même qu’il ne commence à voler. Et il n’avait pas envie d’être le centre de l’attention. Mais il se calma bien rapidement, car la course n’allait pas tarder à commencer. Et en effet, le coup de sifflet caractéristique lui intima de rapidement rejoindre la piste de décollage.
- Prêt, Cirrus ? demanda-t-il à son Roucarnage, qui eut une petite expression supérieure, comme s’il voulait lui dire
« Et comment ! A ton avis, petite graine de champion ? »Ragaillardi par son partenaire, Alban pris place sur le dos de son Pokémon. Il cala ses pieds dans les étriers, et vérifia que la selle était bien bouclée. Le froid du cuir lui apporta une sensation de réconfort, et il vissa ses lunettes de vol sur ses yeux. Posant ses mains sur la base de la selle, près du cou de Cirrus, il fit doucement pression avec ses pieds pour faire décoller l’oiseau. Dans un bruissement d’ailes, le Roucarnage se déploya et pris son envol. Aussitôt, ce fut comme si le monde autour de lui avait cessé d’exister.
La sensation était magnifique. La vitesse ? Étourdissante. Intérieurement, son cœur hurlait de joie et le vent qui fouettait son visage était délicieux. Cirrus effectua une courbe, passa au ras des gradins, acclamé par la foule, puis vint atterrir sur la ligne de départ. Plus d’une vingtaine de participants attendaient déjà impatiemment que le coup d’envoi soit lancé. Les Pokémon grattaient le sable de leurs serres aiguisées, et ils s’ébrouaient comme des Ponyta, avides de reprendre leur envol. Cirrus gardait une impression plus noble, et il frôla simplement son ruban bleu pour vérifier qu’il était bien en place. Alizée, de leur ville natale, y avait elle-même accroché une broche en forme de plume pour leur souhaiter bon courage. Alban pensa brièvement à la championne de son village et sentit qu’il n’avait pas le droit à l’erreur. Ç’avait été un honneur de recevoir la bénédiction d’Alizée pour cette compétition. Il devait absolument l’emporter.
Le vacarme de la foule faisait un brouhaha incroyable. Alban se concentra sur les vents, et courba l’échine, comme un chat qui s’apprête à bondir. Le commentateur braya quelques mots inaudibles, puis le coup de canon retentit. D’un pas vif, Alban tapa sur les flancs de Cirrus et ils s’envolèrent à l’unisson.
La première ascension était toujours la meilleure. Cirrus prit de l’altitude, puis il plaqua les ailes sur les côtés et gagna en vitesse. Autour de lui, les autres Pokémon étaient distancés. Le circuit était simple : une longue courbe qui commençait sur la plage de Nénucrique, contournait les gradins, puis continuait sur la mer pour enfin revenir au point de départ. Alban avait déjà l’itinéraire en tête, et il déboucha rapidement sur l’eau. L’onde était d’une couleur magnifique : bleue turquoise et scintillante. Mais le garçon n’avait pas le temps de s’y intéresser. Il mouvait son corps pour épouser les virages serrés que prenait Cirrus. Ils esquivèrent un premier obstacle : des stalagmites de glaces qui sortaient de l’eau comme les dents acérées d’un prédateur. Une véritable forêt de givre. Alban passa au travers sans trop de soucis, mais son regard s’attarda sur une fille dont la monture venait tout juste de percuter violemment une colonne de glace. C’était malheureux, mais il savait que les secouristes étaient postés partout au bord de l’eau, prêts à réceptionner ceux qui tomberaient. Dans un passage compliqué comme celui-ci, il y en avait forcément. Sans se soucier plus longtemps de ses adversaires, Alban déboucha dans une partie plus simple, où la mer semblait calme. Derrière lui, le grincement métalliques des ailes d’un Airmure lui indiqua que le garçon de tout à l’heure n’était pas très loin. Il ne pouvait être sûr du fait que c’était bien lui, mais son intuition le lui dictait. Il fallait qu’il mette le plus de distance possible entre Cirrus et le second coureur.
Il fit pression sur la base du cou de Cirrus, et ce dernier prit une position plus aérodynamique pour gagner en vitesse. Il plongea pour esquiver un Goélise qui n’avait rien à voir avec la course mais passait par là, et négocia un virage serré. Alors, des jets d’eau fusèrent de la mer et l’obligèrent à faire un brusque d’écart.
Alban pesta. Évidemment, qu’une grande distance sans obstacle cachait forcément des pièges. Fermant les yeux pour écouter le rythme des marées et anticiper les perturbations, il fit pression de son corps pour imprimer la trajectoire qu’il voulait prendre à son Roucarnage. Voler en course, ce n’était pas simplement se poser sur le dos de son Pokémon et attendre qu’il fasse tout le travail. C’était un véritable ouvrage en symbiose qui nécessitait de bouger tout son corps pour guider sa monture. La zone des geysers fut rapidement passée, et ils étaient toujours en tête. Cependant, une perturbation inhabituelle vint freiner sa course, et il passa au ras de l’eau pour éviter la tempête de sable qui venait de se déclencher. Derrière lui, il sentait ses concurrents pester, tandis que l’Airmure les doublait tous, prenant avantage de son élément. Cirrus accéléra et passa devant les gradins une première fois achevant le premier cycle de tour. Ce n’était que le premier, mais ils étaient déjà en tête.
Alban ne les voyait pas, mais il savait que sa famille était là quelque part, à l’encourager. Sa petite sœur devait être en train d’agiter son habituelle banderole, hurlant à s’en casser la voix. Il eut un petit regain de motivation et retourna sur la zone de mer. A son second passage, il contourna toujours la forêt de glace, mais un bruissement derrière-lui lui fit tourner la tête. Le dresseur de l’Airmure venait de lancer une attaque pour couper net les piliers de glaces et se frayer un passage plus simple à travers les stalagmites. Alban comprenait pourquoi il ne l’avait pas fait avant : au second tour, qui était également le dernier, les écarts se creusaient plus facilement et permettait une utilisation plus simple des attaques. Mais ce n’était pas le genre d’Alban de casser le décor, et il se focalisa sur sa propre course. Il sentait que l’Airmure était vraiment proche de lui, mais il ne devait pas se déconcentrer : une erreur ferait toute la différence.
Cirrus déploya ses ailes pour prendre un virage mais l’Airmure lui rentra violemment dans l’aile. Dévié de sa trajectoire, il perdit l’avance qu’ils avaient et Alban sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Le regard mauvais que lui lança son concurrent lui rappela les mots qu’il avait eus un peu plus tôt. Ce type-là n’était pas là pour jouer fairplay. Posant sa main sur l’aile blessée de son Roucarnage pour savoir s’il allait bien, Alban décida de la jouer plus prudemment. Il prit de l’altitude et entra dans un nuage bas pour s’y cacher. La sensation d’être dans une éponge gorgée d’eau lui calma les idées, et il continua son vol ainsi. Ce n’était pas le meilleur itinéraire possible, car le nuage lui masquait la vue, mais au moins, cela lui permettait d’éviter les obstacles et de ne pas signaler sa présence. Pour n’importe qui, cette prise de risque aurait signé la défaite. Mais pas pour Alban.
Se fiant à ses sens, il guida Cirrus le long des nuages, puis replongea une fois qu’il eut dépassé la tempête de sable. Exécutant une vrille pour prendre de la vitesse, le Roucarnage se retrouva au-dessus du premier de peloton, et sprinta pour prendre la tête. Alban vit la bande de sable se rapprocher et sentit qu’il pouvait gagner, lorsqu’une chose étrange se passa. L’Airmure prit brusquement de l’altitude pour lui bloquer la route et ses ailes d’acier scintillèrent. Une onde de choc de la puissance d’une bourrasque traversa le plumage de Cirrus, et Alban sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le souffle coupé, il entendit son Roucarnage hurler et un liquide chaud lui éclaboussa les cuisses. Son crâne surchauffa comme s’il voulait exploser. Comme dans un ralenti éternel, il se sentit glisser de Cirrus et chuter vers l’eau. Le Roucarnage faisait une ombre au-dessus de lui, et Alban tendit une main pour tenter de rattraper son Pokémon. Avec une expression horrifiée, il se rendit compte que Cirrus n’était pas en état de reprendre son envol.
Il voyait la mer se rapprocher dangereusement de son corps. A cette hauteur-là, percuter l’eau aurait le même effet que percuter une plaque de béton. Instinctivement, il croisa ses bras devant son visage. Il entendit vaguement un des secouristes hurler quelque chose, puis l’eau prit une teinte blanche. Un tapis d’écume se matérialisa sur la surface mais déjà Alban entrait dans l’eau. Son corps fut pris dans un tourbillon de bulles, et il ressentit une douleur comme jamais auparavant. Ses lunettes lui permettaient de voir sous l’eau, mais ses yeux étaient troubles comme s’il allait perdre connaissance. Lourd comme une enclume, il coula avec la vitesse d’un missile vers le fond, et un de ses genoux butta contre un banc de sable. Il ouvrit la bouche pour hurler et avala une grande gorgée d’eau salée. Le monde semblait si sombre autour de lui, et si froid… Était-ce le corps de Cirrus qui était près de lui ?
Il sut qu’on le remontait à la surface, mais il le devina puis qu’il ne le sentit. Son corps était trop endolori pour analyser quoi que ce soit. Les lumières dansaient, les ambulances défilaient et il cracha des trombes d’eau. Un masque de plastique se plaqua immédiatement sur sa bouche et il fut posé sans ménagement sur un brancard. Les portes du véhicule d’ambulance claquèrent avec soudaineté et il fut arraché à la lumière. Une odeur d’hôpital et de médicaments lui agressa les narines, et il se sentit étrangement vaporeux.
Il se réveilla avec l’impression d’avoir le corps en morceaux. Chaque centimètre carré de sa peau était douloureux, et sa tête semblait chauffée à blanc. Il ouvrit ses yeux et ces derniers rencontrèrent un plafond nu et blanc. Une lumière crue lui brûla la rétine, et il tourna la tête sur le côté ; un peu trop vite. Son rythme cardiaque s’accéléra et il fut pris d’une violente quinte de toux. Il avait l’impression d’être en train de mourir, et ce n’était pas la sensation la plus agréable du monde.
Une infirmière accourut à son chevet et vint bidouiller quelques boutons sur une machine. Aussitôt, il se calma et ses yeux interrogèrent la demoiselle, qui hocha la tête de gauche à droite et sortit d’un pas pressé. Bordel. Où était-il ? Comment s’était achevée la course ? Le type avec son Airmure avait-il gagné ? Cette pensée lui donna la nausée. Mais pire que tout, il repensa à Cirrus. Cirrus…
Lorsqu’il reprit conscience, plusieurs heures s’étaient déjà écoulées. Il sentait qu’on l’avait changé de pièce. Cette fois-ci, des rideaux blancs étaient tirés autour de son lit, et il voyait des ombres qui se mouvaient derrière. Des sanglots, et des murmures, comme au chevet d’un mort. L’était-il ? Il n’aurait su le dire précisément. Mais il sentit que derrière ce pan de tissu, sa petite sœur était en train de pleurer. Il la reconnaissait aux inflexions caractéristiques de ses hoquets. Cette pensée lui brisa le cœur.
- Arya… prononça-t-il d’une voix inaudible, dans un râle rauque.
Pas assez fort pour qu’on l’entende. Merde. Pourquoi son corps refusait-il de bouger ? Et ces fils qui partaient de partout et lui donnaient l’air d’une mouche prise dans une toile d’araignée. Pourquoi tout ça ? Il voulut hurler, se débattre, pleurer aussi, peut-être. Mais la voix de son père le ramena bien rapidement à la réalité.
- Vous dites… qu’il ne pourra peut-être plus marcher ?Une chape de plomb s’abattit sur sa poitrine. Ce devait être une blague. Son père était connu pour son humour plus que douteux, certes, mais de là à envisager… ça ? Il se sentit trembler. La voix de son père était brisée. Lui qui était toujours si joyeux… A côté, les sanglots d’Arya redoublèrent de plus belle.
- Eh bien, hum, pas exactement… Disons que… Son genou droit est très endommagé, et…Alban ferma les yeux. Il ne voulait pas écouter. Il fit des efforts pour se couper du monde extérieur et ne pas entendre le verdict. Il ne voulait pas savoir. Il l’avait senti, il n’était pas stupide. Lorsque son genou avait tapé sur le banc de sable, il avait su qu’il n’aurait plus jamais la même dextérité qu’avant. Serait-il capable de remarcher ? Il avait l’intuition que oui. Mais il ne serait plus que l’ombre de lui-même. Le chevalier des cieux tombé au combat.
- Pauvre grand-frère… se lamenta la voix d’Arya, ce qui eut pour effet de capter directement l’attention d’Alban.
Et pauvre, pauvre Cirrus…Elle eut une crise de larme encore plus forte que les autres, et Alban entendit sa mère la prendre dans ses bras pour lui montrer son soutien. Elle aussi, pleurait. Ce qui ne pouvait signifier qu’une seule chose…
Cirrus avait rejoint une zone du ciel bien plus haute que toutes celles qu’ils avaient pu survoler ensemble.
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Plusieurs mois s’étaient écoulés. La rééducation avait été longue et harassante. Cependant, Alban réussissait maintenant à remarcher. Pas comme avant, mais au moins, il était vivant et plus en fauteuil roulant. On lui avait mis un bout de métal au niveau du genou, qui lui donnait l’impression d’être anormal. On l’avait ramené à Cimetronelle dès qu’il avait pu quitter l’hôpital et s’exempter de tous ses traitements. Le retour dans son village avait fait du bien. Alizée était venue l’accueillir, et elle lui avait murmuré quelques paroles réconfortantes. Les Kécléon avaient même daigné annuler leur camouflage pour le saluer. Alban et sa famille étaient retournés dans leur maison, en hauteur comme toutes celles de Cimetronelle. Ses parents avaient fait installer un système de poulies et de balancelles pour lui permettre de regagner les hauteurs sans avoir à grimper à l’échelle. Cette attention était partie d’un bon fond, mais cela ne fit que renforcer sa sensation de mal-être. Il n’était pas normal. Il était différent. Infirme. Diminué.
- Bienvenue à la maison Alban. Oiseau qui ne peut plus voler, marmonna-t-il pour lui-même.
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La volière Amargein était un endroit spacieux et magnifique où de nombreux Pokémon Vol étaient perchés. De toutes les tailles, de toutes les espèces et de toutes les couleurs, ils étaient disciplinés et étaient dressés pour livrer le courrier. Alban aimait être en leur compagnie, car il se sentait l’un des leurs. Il venait à peine de poser un pied dans la salle que déjà, les Pokémon bruissaient des ailes et gonflaient leurs plumages pour attirer son attention et réclamer des caresses.
- Bonjour Cumulus, comment vas-tu aujourd’hui ? dit-il à un Altaria en lui grattant le dessous du bec.
D’une démarche gauche et mal assurée, il se promena dans les allées. Son corps lui était encore inconfortable, et même s’il pouvait marcher, il avait l’air maladroit. Comme un enfant qui apprend à faire ses premiers pas. Ruisselant de transpiration tant l’effort était épuisant, il s’appuya contre un pan du mur, le seau de graines pour Pokémon dans la main gauche. Il embrassa du regard cette volière qu’il aimait tant. Bientôt, il allait devoir partir faire ses études sur une île au loin. C’était une décision qu’il avait mûrement réfléchie, mais qu’il souhaitait mener à bien. Étudier les Pokémon, apprendre à les connaître et faire de nouvelles rencontres. Étrangement, même s’il aimait son village, il avait besoin de voir autre chose. De changer d’air. Il voulait grandir et revenir uniquement quand il aurait parfait son apprentissage. Là, il reprendrait sûrement la poste de ses parents. Mais pour le moment… le fantôme de Cirrus le hantait toujours. Il avait tant perdu lors de cette course ! Son compagnon de route, sa jambe, sa passion… Cirrus…
Essuyant brièvement une larme qui perlait au coin de son œil, il caressa les Pokémon qui se montraient à lui. Il reviendrait, c’était sûr et certain. Mais pour le moment… pour le moment…
Il avait besoin de réapprendre comment prendre son envol.