C’était la fin. A demi-allongé au sol, uniquement soutenu par Auster et accompagné de Zéphyr et Mistral, Alban sentit sa vision se voiler. Au-dessus de sa tête, le feu d’artifice était éclatant mais il se sentait trop vide d’énergie pour profiter de quoi que ce soit. Il eut le vague aperçu d’un hélicoptère qui descendait vers eux, et d’infirmiers en blanc qui se précipitaient avec des brancards. Avec douceur, Auster se dégagea de sous son dos et il tomba mollement dans l’herbe fraîche. Un infirmier s’accroupit à son chevet, l’examina brièvement en lui touchant avec douceur les bras, l’abdomen et les jambes, puis fit quelques gestes en direction de ses camarades. Quelques secondes plus tard et Alban se sentait soulevé sur un brancard, le corps étrangement amorphe. Tiens ? Il sentait à peine ses membres, et toute la fatigue, le stress, la peur accumulés revenaient le hanter d’un seul coup. Il eut l’impression que son âme quittait son corps. Il était vaporeux ; épuisé, aussi bien physiquement que moralement. Pour autant, c’était la fin. Il aurait dû s’en réjouir, mais la vision d’une tignasse rousse et floue au loin lui rappelait qu’à présent, il allait devoir rendre des comptes. Il avait manipulé son meilleur ami du début à la fin. Quel piteux ami il faisait… Maintenant que l’émission était finie et qu’ils allaient revenir à la vie normale, quelle serait sa relation avec le Phyllali ? Aaron allait-il le détester ? Pour l’avoir utilisé comme il l’avait fait. Pour avoir joué avec ses sentiments alors qu’il y avait possiblement plus que de l’amitié du côté d’Aaron. Pour l’avoir laissé seul dans cette grotte après qu’il se soit si bien occupé de lui. Pour l’avoir encore une fois mené en bateau. Et pour l’avoir enfin fait gagner, en dépit de tous ses efforts pour décrocher lui-même la victoire. Avait-il fait cela pour lui ? Pour eux ? Pour quelle raison avait-il décidé de donner la victoire à Aaron alors qu’il aurait pu gagner seul ? Par gentillesse ? Par culpabilité ? Par remords ? Par mépris ? Il ferma les yeux et sentit des larmes naître à la bordure de ses cils. Si les infirmiers le regardaient, probablement penseraient-ils qu’il s’agissait de larmes de fatigue. Et pour autant…
Un piaillement et une chaleur soudaine lui indiquèrent que Zéphyr s’était blottit contre son dos. Dans un bruissement feutré, il sentit les ailes de coton de Mistral se poser sur sa joue. Il ne le voyait pas ni ne l’entendait pas, mais il était persuadé qu’Auster suivait les infirmiers avec inquiétude. Auster avait toujours été discret… C’était normal qu’il ne l’entende pas. Mais même avec la présence de ses Pokémon, Alban était incroyablement triste. Inconsolable, même. Il avait l’impression de se détester. Sérieusement, pourquoi est-ce que tout ça leur était arrivé ? A lui ? A eux ? Sa relation avec Aaron n’était déjà pas au beau fixe depuis les discréditations répétées dans ces torchons de l’académie. Il n’avait clairement pas besoin de ça pour encore tout foutre en l’air, encore une fois. Il se débrouillait déjà bien pour se planter seul sans aide extérieure, merci pour lui. Pitoyable Alban. T’es vraiment pitoyable.
Il fut tiré de ses sombres pensées par une voix douce et inconnue. Tout ira bien, lui disait-on. Non. Tout n’irait pas bien. Parce que même s’ils étaient sortis de l’arène. Même s’ils étaient saufs. Même s’ils en avaient enfin fini avec la faim, la soif, la fatigue et la peur. Rien ne serait comme avant. Il allait devoir s’expliquer pour son comportement. Et il risquait de perdre plus qu’une stupide émission pour ménagère moyenne. Alors ne dites pas que « tout ira bien ». Foutaises. C’était clairement des foutaises.
Il sentit qu’on posait un plaid sur lui et qu’on vérifiait que les sangles autour de son corps étaient bien attachées. Puis, avec douceur, on le remonta dans l’hélicoptère. Aaron allait-il bien ? Ses Pokémon étaient-ils indemnes ? Il eut une dernière pensée pour son meilleur ami, avant que les remords ne le submergent. Il se persuadait qu’il avait fait tout ça pour eux. Pour survivre. Pour décrocher une victoire à deux. Mais au fond, était-ce réellement pour cela ?
Le sommeil l’enveloppa doucement et, tandis que l’hélicoptère les évacuait vers une destination inconnue, Alban se sentit sombrer. Toute la fatigue accumulée venait de l’assaillir brutalement. Il n’avait envie de penser à rien. Il ne se sentait même plus capable de penser, à vrai dire. Ces derniers jours avaient été riches en émotions et en situations difficiles. A présent, il n’avait plus qu’une envie ; se reposer et oublier tout ce qui s’était passé durant cette émission. Oublier le temps qu’il le pourrait. Avant que brutalement, la réalité ne vienne de nouveau le percuter comme la Général Jackie allait le faire quand elle allait se rendre compte du fait qu’il lui avait adressé un magistral doigt d’honneur mental lors de la dernière séquence d’émission. Ils avaient gagné ? Non. Aaron avait gagné. Lui, disparaîtrait dans les limbes de l’oubli. Et c’était d’ailleurs tant mieux. Il n’avait pas besoin de cette popularité. Pas besoin de cette victoire, de cette gloire, de ces prix, de cette publicité. Il ne voulait pas qu’on lui rappelle qu’il avait trahi un ami. Il voulait simplement oublier tout ce qui s’était passé ici.
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Lorsqu’il ouvrit ses yeux gris d’anthracite, il eut tout d’abord la vision d’un plafond d’un blanc immaculé. Il agita un doigt et remarqua les fils qui partaient de son avant-bras. Des perfusions, certainement. Il avait certes pu manger dans l’arène, mais il n’en restait pas moins malnutri. Il tenta de prendre une grande inspiration et de bouger lentement pour sonder son état. De ce qu’il ressentait, son corps n’était pas blessé. Juste incroyablement fatigué. Ce n’était rien de comparable à la douleur de l’attaque qu’il avait subie lors de l’infiltration dans la base Rouage. Il n’était pas « blessé ». Dieu merci. Incroyablement soulagé, il tourna la tête et émit une sorte de son rauque. Aussitôt, il vit Zéphyr se poser près de son oreiller, la mine à la fois étonnée et incroyablement émue. Aha. Sa bouille était adorable, avec ses grands yeux surpris et son froncement de sourcil inquiet. Il voulut lever le bras mais se rappela trop tard que ce dernier était relié aux perfusions. Il grimaça quand il sentit que l’aiguille plantée dans ses chairs venait de bouger de façon désagréable sous l’impulsion de son geste. Zéphyr piailla d’affolement et appela les autres. Le bout des oreilles d’Auster apparurent de l’autre côté du lit, et Mistral vint se poser sur son ventre avec des pépiements joyeux. Enfin, plus loin, Alban vit Zénith - le Reptincel que Calliope lui avait confié - l'accueillir avec une pose triomphante, comme s’il était l’unique cause de sa guérison. Sacré numéro… Mais était-ce bien raisonnable de laisser des Pokémon dans une chambre d’hôpital ? Pour ses trois premiers Pokémon, il comprenait ; ils étaient disciplinés, sages, et n’avaient pas de tendance à causer des dégâts. Mais pour le Reptincel… Alban était persuadé qu’il pourrait mettre le feu à sa chambre par erreur. Quelle inconscience…
A peine eut-il le temps de profiter des retrouvailles avec ses Pokémon qu’une infirmière déboula dans sa chambre. Il vit une chevelure rousse et eut une fugitive pensée pour Calliope, avant de rougir et de détourner le regard. Calliope était certes un Médecin, mais elle n’était pas encore qualifiée pour être infirmière dans un hôpital. Qu’est-ce qui lui avait pris de la confondre avec une banale fille ?
- Comment vas-tu Alban ? demanda cette dernière avec un sourire à peine visible derrière son masque.
- Ça… peut aller, répondit-il avec lenteur.
Juste incroyablement fatigué. La jeune fille rajusta sa perfusion et remonta ses couvertures en dessous de son menton.
- C’est normal. Tu as passé beaucoup de jours dans l’arène donc il faut laisser à ton corps le temps de reprendre un rythme correct. Tu as déjà dormi dix heures depuis ton retour, mais n’hésite pas à te rendormir encore. Tu en as besoin. Dix heures… Une nuit plus que complète qu’il n’avait plus eue depuis qu’il était arrivé dans cette émission. Il avait besoin de plus, il le sentait. L’effort physique et mental l’avait bien plus fatigué qu’une banale journée de cours. Docile, il reposa donc sa tête sur l’oreiller et regarda le plafond pour essayer de se rendormir. Pour autant, avant de partir, il fallait absolument qu’il soit rassuré sur une chose.
- Comment va Aaron ?L’infirmière sembla surprise de sa question, mais elle se reprit bien vite pour arborer une expression douce et sereine. Elle rajusta cependant nerveusement sa blouse blanche, geste qui n’échappa pas à Alban.
- Il dort encore, dit-elle à mi-voix, avant de sursauter quand Alban se redressa violemment.
Aaron. Pas encore réveillé. Il fallait absolument qu’il aille le voir ! A demi-assis, Alban sentit des mains se poser sur ses épaules et tenter de l’apaiser. Il se savait déraisonnable. Dans son état, il pourrait à peine faire quelques pas. Et puis, qu’est-ce que cela changerait, qu’il aille rendre visite à Aaron maintenant ou plus tard ? Il le savait bien… Pourtant, il ne pouvait empêcher son corps de réagir ainsi face à cette nouvelle. Et si Aaron était plus blessé qu’il ne l’avait pensé ? Et s’il ne se réveillait plus jamais ? Il haleta comme un animal blessé et l’infirmière raffermit la pression de ses doigts contre ses épaules.
- Tout va bien, tout va bien, ses jours ne sont pas en danger ! lui dit-elle en grimaçant.
Il a juste besoin de repos, tout comme toi. Tu pourras aller le voir plus tard, mais en attendant, s’il-te-plaît, reste tranquille et reprend des forces…Il arrêta de s’agiter et retomba lourdement sur son oreiller. Elle avait raison. Il pourrait y aller plus tard. Si ses jours n’étaient pas en danger… Le coin de ses yeux le picota. Dans quel état Aaron était-il ?! Il voulait savoir. Il voulait le voir de ses propres yeux. Il ne faisait pas confiance aux autres, de la même façon qu’il n’avait fait confiance à personne dans l’arène… Il arrêta de se débattre mentalement et se figea. Tiens ? Devenait-il plus sauvage ? Ce séjour de survie l’avait-il fait basculer vers un état un peu plus primitif de sa personne ? Il avait l’impression d’être sans cesse acculé. D’être sur ses gardes. La paranoïa était forte dans son cas… Et alors il réalisa. Il réalisa que ce « jeu » allait laisser une trace indélébile sur lui. Il allait redevenir comme avant, de ça il en était sûr. Mais quelque part, il avait perdu un peu de son humanité lorsqu’on l’avait poussé dans ses derniers retranchements. Il avait changé. Et il avait peur.
Il pressentait qu’il allait rester encore quelques temps dans cet état de méfiance constante. De peur, de détresse, de paranoïa. Il allait avoir du mal à s’endormir le soir. Il n’allait pas se sentir en sécurité. Il allait avoir l’impression que tout le monde autour de lui, lui serait hostile. Il était comme une bête sauvage.
Il sursauta quand il sentit que Zéphyr lui picorait la joue. Le regard jadéite de sa mouette chromatique était lourd de signification. Il pensait trop. Il pensait toujours trop. Avec un sourire reconnaissant, Alban ferma les yeux et les rouvrit. Il ne pouvait pas vraiment parler. Ni même prendre son Goélise dans ses bras. Pour autant, ce simple signe montra qu’il avait compris. Qu’il allait faire un effort. Il fallait qu’il arrête de penser. Les rouages de son cerveau étaient son pire ennemi, actuellement. Il ne fallait pas qu’il doute et se détruise de l’intérieur. Pour le moment, il fallait qu’il se concentre sur une seule et unique chose : sa guérison. Alors, il ferma les yeux et se força à faire le vide dans son esprit. Rapidement, son corps se fit plus lourd, et il se rendormit pour la seconde fois. Cette fois, ses doutes avaient été mis de côté, enfermés dans un tiroir de son esprit dont seul Zéphyr avait la clé. Il fallait qu’il lâche prise. Pas une tâche facile, mais il avait confiance en lui. Il avait confiance en eux. Et, encore une fois, Morphée le prit dans ses bras.
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Il se réveilla plusieurs heures plus tard en bien meilleure forme. Ses quatre Pokémon étaient toujours avec lui, et il distribua quelques caresses et mots apaisants. Au bout de quelques minutes, l’infirmière revint vérifier son état puis, retirant sa perfusion, elle lui annonça avec un grand sourire qu’il pourrait bientôt sortir d’ici. En attendant de pouvoir voir Aaron, il avait droit d’ouvrir les innombrables paquets envoyés par des fans de l’émission. Intrigué, Alban regarda sur sa droite et vit des dizaines et des dizaines de lettres aux enveloppes colorées. Des cadeaux emballés plus ou moins grossièrement brillaient sous la lumière diaphane de ce début de matinée. Des fleurs, des peluches, des boîtes de chocolat… Il regarda le tout d’un air mi surpris mi exaspéré. Pourquoi un tel enthousiasme ? Pourquoi tous ces cadeaux et petites attentions ? Il ne le méritait pas. On le récompensait pour avoir manipulé un ami ? Non merci. Sifflant Auster qui venait de renifler avec intérêt un paquet de chocolat, il hocha la tête de gauche à droite.
- Non Auster, ce n’est pas pour nous, lui dit-il.
Il avait un peu l’impression de bafouer les vœux des fans ainsi, mais il ne se sentait pas le cœur à accepter tout ça. Il ne lirait pas les courriers. De toute façon, il était juste Alban Abernaty, pas une quelconque célébrité de télévision. Il n’y répondrait pas. Il retournerait à sa vie étudiante, en essayant d’oublier le plus possible toute cette histoire. Quant aux chocolats et autres douceurs ? Il pouvait très bien tout donner au personnel de l’hôpital. Après tout, c’était une bien maigre récompense pour toute l’aide apportée. Faisant donc venir ses Pokémon à lui, il les cajola en silence. Puis il attendit.
Encore. Encore et encore.
Les jours s’étiraient ; les heures défilaient. Et pour autant, aucune nouvelle d’Aaron. Il commençait à en avoir assez de toute cette attente. On tentait de le faire patienter avec des mots vides de sens et des répliques creuses. Foutue compassion stérile qui était propre au domaine hospitalier. Il en avait marre. Quand pourrait-il voir Aaron ? Il avait l’impression que ses questions restaient sans réponse. Sans réponse utile, tout du moins. Car « bientôt », ça ne l’avançait pas beaucoup. Heure après heure. Minute après minute. « Bientôt » semblait se rapprocher. Mais « bientôt » n’arrivait jamais. Il tournait dans sa chambre comme un fauve ; chimère en cage dont les ailes repliées étaient entravées de fils de barbelés. Il avait envie de tout casser. De hurler. De forcer. D’être violent envers ces infirmières qui venaient le rassurer avec leurs sourires factices. Que se passait-il ? Il n’en savait rien, mais son « lui » sauvage et profond refaisait surface. Ici, c’était comme dans l’arène. Il ne pouvait faire confiance à personne. Ne voulait faire confiance à personne. Tout le monde lui voulait du mal. Tout le monde lui était hostile.
Il attrapa un vase et le jeta au sol. Les éclats de verres vinrent recouvrir ses pieds nus, et l’eau se répandit comme une flaque de poison sur le carrelage. Il en avait assez. Assez, assez, assez. Il voulait sortir d’ici. Mais ici ou dans le jeu, c’était du pareil au même. Au final, il n’était qu’un petit pion insignifiant. Nerveux et frustré, il se dirigea d’un pas assuré vers la porte. Il allait quitter cette foutue chambre et rejoindre Aaron. Il allait le retrouver et… et… Et après, quoi, au juste ? Il se figea, la main sur la poignée. Qu’allait-il faire ensuite ? Il ne s’était même pas posé la question.
Dans un sursaut, il entendit la sonnerie de son iPok, quelque part dans son sac à dos. Plus calme, il se dirigea vers ce dernier et farfouilla afin de trouver le petit appareil. Petite perle de la technologie, l’iPok n’avait pas besoin d’être éteint dans les hôpitaux. Pour autant, Alban n’avait pas pensé à le consulter dès son réveil. Aïe. Il allait avoir pas mal de messages et d’appels manqués, non ? Passant son doigt sur l’écran, il vit une photo de sa petite sœur s’afficher, et décrocha, surpris. Aussitôt, une voix aigüe et puissante s’éleva de l’autre côté.
- SAAAAALUUUUUUUUUUUUUT !Il grimaça et éloigna l’appareil de son oreille.
- Arya… Parle moins fort, je suis dans un hôpital.- Oh, pardon ! Je recommence : saluuuuuuut ! Comment tu vas frangin ? T’es tout cassé ? On t’a vu à la télé avec les parents. Ahaha, t’aurais dû voir leur tête. Ah. Les parents. Il n’y avait pas vraiment pensé quand il était dans l’arène, mais avec Arya dans la maisonnée, c’était certain que toute la famille devait être au courant. Voire… Le village. Glups. Alizée l’avait-elle vu dans un état si pitoyable ?!
- Tu t’inquiètes pour Alizée ? T’en fais pas, ta future femme a autre chose à faire que de regarder tes exploits médiatiques. Bon, t’es rétabli en tout cas ? On a essayé de t’appeler à la fin de l’émission mais ça ne répondait pas, donc on a supposé que t’étais peut-être en train de te reposer, ou de profiter de la compagnie de tes innombrables fans et…- Arya…- Ok c’est bon, j’arrête de me moquer. Non honnêtement ils étaient fous d’inquiétude mais là ils me voient te parler, donc ils font leur tête de parents rassurés. C’était quoi le plan sinon ? Je pensais pas que ça t’intéressait, ce genre de télé-réalité…Aha, si elle savait. Avec patience, Alban lui raconta donc l’histoire avec Jackie. Il en profita pour se faire plus bavard que d’habitude et lui parla même d’Aaron, de ses doutes, de ses inquiétudes. Il échangea brièvement avec ses parents qui, une fois rassurés d’avoir entendu sa voix, lui laissèrent tout le loisir de profiter des vocalises puissantes de sa petite sœur. Merci papa, merci maman…
- Hmm je vois. Pas de chance en tout cas, mais tu t’es bien débrouillé ! Papa et maman sont super fiers de toi, t’as été au top. Et ne t’inquiète pas pour le reste ; tout ce qu’on a vu à la télé, c’était que tu faisais de ton mieux en toutes circonstances. La voix off disait constamment que tu avais un plan. La télé n’a pas diffusé QUE des images de toi pendant tout le show, c’est bon, redescend sur terre un peu. Ils t’ont globalement présenté sous un bon jour, donc je ne comprends pas pourquoi tu pleurniches.- Comme je t’ai dit Arya, je me fous bien de l’avis des autres. C’est celui d’Aaron qui…- Oh, bla bla bla. C’est bon, déstresse et profite de ta place de finaliste ! Tu interprètes toujours trop. Attend qu’Aaron se réveille et va lui parler. Ça se trouve, il s’en fiche autant que nous. Mais pas de bêtises en attendant, hein ? De toute façon tu ne pourras pas le voir avant le prime time.Alban se figea. Hein ?
- Le prime quoi ?Il entendit un soupir exaspéré de l’autre côté de la ligne.
- Prime time. C’est la scène finale des jeux, tu ne savais pas ? Tous les candidats se retrouvent sur le plateau télé après que le gagnant ait été désigné, et ils échangent, bavardent, reviennent sur des moments de l’émission. Les candidats ne sont pas censés se voir avant. Pour garder hm… les réactions à chaud, je suppose. Si tu as déjà parlé de tout avec les autres avant le prime time, tu n’auras plus rien à dire. Ils veulent aussi capter vos expressions. Haine, joie, tristesse, déception. C’est toujours intéressant cette finale, donc tu peux être sûr qu’ils ne te laisseront pas voir Aaron. Mais t’en fais pas, ce sera très prochainement.Oh. C’était donc pour cela qu’on le faisait patienter ainsi ?
- Je vois… Mais dis-moi, tu t’y connais vraiment bien, toi. Comment ça se fait ?Ce fut au tour d’Arya de sembler gênée à l’autre bout du fil. Il l’entendit bredouiller quelques secondes avant de se racler la gorge.
- Ça ne te regarde pas ! Bon, j’ai autre chose à faire, faut que je file. N’oublie pas de nous envoyer des SMS régulièrement, hein ? Et la prochaine fois, préviens. J’ai cru que les parents allaient faire une crise cardiaque. Ça ne va pas te tuer de donner quelques nouvelles de temps en temps !Il gigota, mal à l’aise. Effectivement… Il avait espéré que personne de sa connaissance ne verrait cette émission, mais… C’était mort d’avance.
- D’accord. Désolé. Prenez soin de vous et des oiseaux. A bientôt.- A bientôt !Il entendit le bruit d’un téléphone qu’on raccroche, puis regarda ses Pokémon. Auster leva la tête et agita ses oreilles, avant de sauter d’un bond souple sur ses genoux pour s’y blottir. Mistral et Zéphyr vinrent se poser sur ses épaules, et le petit dernier, Zénith, le regarda sagement. Hm… Il allait devoir se calmer, n’est-ce pas ? Si de toute façon il n’avait pas le droit de voir Aaron, ça ne servait à rien de s’énerver. Il fallait qu’il reste patient. Patient… Fermant les yeux, il retourna sous sa couverture et sortit ses cahiers de son sac à dos. S’il ne pouvait plus rien avancer du côté personnel, il lui suffisait de s’occuper l’esprit en attendant. Saisissant son iPok, il consulta rapidement les dizaines de SMS envoyés par ses camarades de classe, et les rassura. Il s’enquit ensuite de l’état de ses meilleurs amis et eut des réponses gentilles de la part de tous. Plus serein vis-à-vis de ce qu’Arya lui avait dit, il put donc occuper son esprit. En attendant le retour d’Aaron, il allait se montrer patient.
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Quelques jours plus tard, Aaron s’était enfin réveillé. On était venu le lui annoncer avec un sourire, et il avait simplement hoché la tête. Méditer l’avait rendu de nouveau calme. Il était heureux que son meilleur ami aille bien, évidemment, mais il se remettait à paniquer pour le prime time. Les retrouvailles… Sur un plateau télé. Pas vraiment la meilleure des options possibles. Pour autant, on ne lui laissait pas le choix. Il s’était donc contenté de fermer les yeux et de méditer en silence, comme Maître Miyagi avait essayé de le lui apprendre - sans succès néanmoins, puisqu’il ne cessait de beugler des « JE N’AI PAS FINI » tonitruants à tout va -. Calme. Qu’allait-il dire quand il reverrait Aaron ? Qu’allait-il faire ? Il rouvrit doucement les yeux. Rien ne servait d’y penser maintenant, il verrait sur le moment. C’était le meilleur moyen d’agir naturellement avec son meilleur ami. C’était fini les calculs et les manipulations. Il allait devoir être… juste lui-même.
Se levant lorsqu’une fille lui demanda de venir, il fit ses affaires et la suivit dans un dédale de couloirs. Le reste fut comme une sorte de rêve étrange. Il fut accueilli par de nombreuses personnes inconnues qui s’affairèrent autour de lui. On le coiffa avec soin pour lui donner un air à la fois naturel tout en restant sophistiqué, puis on le maquilla discrètement. Rien de bien excentrique ; uniquement un fond de teint qui allait lui donner bonne mine sur le plateau, et quelques touches de baume hydratant par endroits. Ses vêtements étaient déjà plus particuliers ; il portait une magnifique chemise blanche dont le tissu avait certainement dû coûter une fortune, ainsi qu’un costume noir classique et une cravate. Quelques boutons dorés étincelaient sur sa veste de costume ; seule coquetterie sur-exagérée qu’il s’était octroyé. Se regardant devant le miroir, il tomba face à une version plus mâture de lui-même. Il s’était à peine regardé dans un miroir depuis son retour, et force était de constater que l’arène lui avait creusé une belle silhouette.
Il avait toujours été du genre fin. Mais là, avec l’exercice intense et les courses poursuites, il avait des muscles légèrement plus dessinés. Il ne ressemblait toujours pas à ces Coach clichés de l’académie, mais il se trouva plutôt bien fait. En outre, l’éclairage, son costume et son maquillage lui donnaient des airs de froid calculateur ; ce qui le dérangea, évidemment. Mais il était beau. Pour une fois dans sa vie, il se trouva beau.
Gêné par cette brusque réalisation, il vit qu’on coiffait également ses Pokémon. Pas d’accessoires ridicules pour eux néanmoins ; la production voulait qu’ils restent naturels. Le plumage chromatique de Mistral et Zéphyr était de toute façon déjà bien suffisant pour attirer l’attention. Quant à Auster ? Il avait cette sorte de prestance calme et digne qui le caractérisait. Encadré ainsi par ses Pokémon, il se sentait moins anxieux. Zénith était retourné dans sa Pokéball puisqu’il ne faisait pas partie des trois Pokémon autorisés lors de l’émission. Après s’être assuré que tout était bien, une fille lui confia un micro sans fil, et lui dispensa les dernières recommandations. Sentant le stress monter, Alban s’avança doucement vers le rideau et… se retrouva juste à côté d’Aaron.
Il était là. Habillé de façon chic, et entouré de sa petite équipe. Bon sang… Qu’est-ce que c’était bon de le revoir ! Vraiment… Il n’eut cependant pas le temps de lui dire quoi que ce soit car déjà les autres le poussaient vers le centre de la scène. Il sentit la main d’Aaron se verrouiller autour de sa manche, et il lui toucha brièvement les doigts pour le rassurer, avant de se diriger vers le plateau. Dans ce geste, il voulait tout lui transmettre ; sa joie de le revoir, son inquiétude… Sa honte, aussi. Le regard froid et neutre cependant, il s’avança et vint s’assoir à côté de son meilleur ami sous un tonnerre d’applaudissements de la foule.
Avec curiosité, il regarda autour de lui et vit que les autres candidats étaient tous là. Heather lui adressa un sourire enjôleur, mais Cleia fronça les sourcils et le fusilla du regard. Bruno détourna la tête sans lui faire un seul signe. Ils avaient l’air vraiment étrange, dans leurs robes ou costumes hors de prix. C’était… si différent de l’arène. Plus de combinaisons moulantes et de chaussures sportives. Ici, ils étaient en longue robe fourreau, en mini-jupes scintillantes, en costume queue de pie ou en pantalon et chemise. Chacun avait un style qui rappelait un peu leur caractère et leur attitude lors des jeux. Volcanique et séduisant pour Heather et sa robe rouge éclatante, brut et discret pour Bruno et son costume vert bouteille, espiègle et malicieux pour Cleia et sa robe bustier jaune pailletée… Prenant place sur un fauteuil confortable, Alban s’assit en essayant de camoufler sa gêne. Ils avaient l’air tous si à l’aise… Alors que lui…
Il se tourna vers Aaron et remarqua que son meilleur ami avait l’air encore plus stressé. Alors, il se détendit. Ici, il était question de faire une dernière bonne impression. Immédiatement, il revêtit son masque médiatique. Pour la dernière fois…
La voix du présentateur s’éleva et il les introduisit rapidement à la foule en délire. Une jeune femme fort séduisante reprit sa suite et Alban se tassa sur son fauteuil. Le duo le plus aimé du public ? Il tourna légèrement la tête et revit des images de leurs scènes de bromance. Il eut brusquement chaud et déboutonna le col de sa chemise, geste qui ne passa pas inaperçu.
- Il n’y a pas de quoi être gêné Alban, plaisanta John avec un sourire faux.
Puis Aaron reprit de l’assurance et commença à parler de façon charmante. Alban l’observa quelques secondes et su immédiatement que ce n’était pas le « Aaron » habituel. C’était celui qui… apparaissait quelques fois, sans qu’il ne puisse expliquer pourquoi. Il fallait absolument qu’ils aient une discussion… Mais pour le moment, il fallait qu’ils jouent leur dernière scène sur ce plateau.
- Bonsoir à vous également, répondit-il avec un léger sourire en coin qui décrocha quelques cris hystériques dans le public.
Madylin eut un petit rire aigrelet et l’émission se poursuivit. Aaron se leva au bout d’un moment et se dirigea vers lui pour une étreinte fraternelle. Peu naïf, Alban su qu’il s’agissait d’une petite scène pour les caméras. Aaron ne pouvait pas lui avoir pardonné aussi facilement. Aaron n’aurait jamais fait ça devant tout un public. Il y avait quelque chose qui clochait.
Sourire fixé aux lèvres néanmoins, Alban l’accueillit dans ses bras et serra doucement l’étoffe de ses vêtements. Ses yeux restaient froids et déterminés. Ils semblaient dire « attend moi Aaron, je vais tout arranger ». Pour autant, ce n’était pas ce qu’il pensait vraiment. Il n’en était pas capable. Impuissant qu’il était… Se rasseyant à sa place, il médita le reste de l’émission, répondant uniquement quand on lui demandait quelque chose. Les poings serrés sur ses accoudoirs, il n’attendait qu’une chose ; que tout se termine pour qu’il puisse enfin avoir une discussion avec son meilleur ami. Il n’en avait que faire, de ces stupides numéros de paons. Aaron semblait s’amuser, mais il y avait quelque chose d’étrange, chez lui. Plus discret, Alban se contentait de sourire sur commande, et de faire quelques petites remarques acides de temps à autres. Puis, l’émission se termina après plusieurs heures de calvaire.
Les présentateurs les félicitèrent, puis les candidats quittèrent les loges uns à uns. Chacun semblait avoir mieux digéré la défaite, et Alban se fit même brièvement enlacer par la fille au Héledelle qui lui déposa un baiser inexplicable dans le cou. Puis il se retrouva seul avec Aaron.
Se tournant doucement vers lui, il vit que le « Aaron » du plateau avait disparu, au profit de… juste lui, en fait. La tristesse était aisément décryptable dans ses yeux verts. Et là, la confrontation. Avec une infinie douleur, Alban fut percuté par les mots de son meilleur ami. Avait-il d’ailleurs encore le droit de l’appeler ainsi ? Il fut mis face à ses erreurs, à ses mensonges, à ses manipulations. Son cœur se serra et il se sentit trembler. Pour une fois, il ne savait même plus quoi dire. Plus quoi faire. Le monde était devenu étrangement silencieux autour de lui. Seuls les mots d’Aaron retentissaient à ses oreilles. Trahison. Qu’as-tu fait ? Trahison. Abandon… Il sentit ses doigts picoter et il fut choqué de voir des larmes ruisseler sur le visage d’Aaron. Bon sang. Qu’avait-il fait ?! Il était si… stupide. Pourquoi tout ça ? Pourquoi lui ? Pourquoi eux ? Il sentit les mots se coincer dans sa gorge. Il ne savait même plus quoi dire.
Alors, Aaron s’approcha et le prit dans ses bras pour une étreinte. Instinctivement, il verrouilla ses bras autour du rouquin et se mit également à sangloter. Silencieusement. De façon presque invisible. Et son meilleur ami le remercia. Pourquoi ? Non… Tu ne pouvais pas faire ça, Aaron.
Il ouvrit la bouche mais une femme vint leur annoncer que l’hélicoptère allait bientôt arriver. Aaron se dégagea de lui et s’apprêta à rejoindre Jessika mais il le retint par la manche. Il sentait ses pensées se bousculer ; son esprit devenir presque blanc. Pour autant, il fallait absolument qu’il parle… avant de perdre quelque chose qui lui était bien trop précieux.
- Ne me remercie pas… Je… J’ai merdé. Je me suis laissé prendre au jeu, j’ai fait des choses que je pensais bénéfiques pour nous deux, mais au final, je n’ai été qu’égoïste du début à la fin. Je ne sais pas si c’est par remords que j’ai tiré ta fusée. Je me disais juste que… tu méritais cette victoire. Je t’ai certes laissé dans cette grotte mais je n’ai jamais cessé d’avoir confiance en toi. Je savais qu’on serait les derniers en lice, et je voulais essayer de retourner mes alliances pour éliminer le plus de concurrents. Parce que sans toi je…Il serra le poing et regarda au sol.
- J’aurais eu tant d’occasions de me faire éliminer bien avant. C’est grâce à toi que j’ai pu tenir aussi longtemps. Tu as sans cesse été d’un soutien précieux, et sans toi le Dard Venin m’aurait mis hors course bien avant. Ce n’est pas une victoire que je méritais. Si ça avait été avec n’importe qui d’autre je… je n’aurais jamais pu continuer aussi longtemps dans cette arène.Il releva la tête et attrapa la main d’Aaron. Il enlaça ses doigts entre les siens et essaya de lui faire passer tout ce qu’il n’arrivait à dire. Ce n’était pas suffisant. Ce n’était guère assez. Mais en attendant, c’était tout ce qu’il était capable de faire pour eux deux.
Jessika revint les appeler et ils se dirigèrent vers l’hélicoptère, étrangement silencieux. Alban avait la tête baissée. Il ne se sentait pas d’humeur à braver la foule. Les cris autour de lui créaient comme un brouhaha dont il ne parvenait à capter les bribes. Tant pis. Il voulait juste rentrer à l’académie. Que tout ça s’arrête…
Assis dans l’hélicoptère, il garda les yeux rivés au sol. Il savait qu’Aaron n’avait pas envie de parler non plus. Alors il réfléchit. A comment faire pour arranger ses erreurs. Comment faire pour que son meilleur ami lui pardonne.
Par la fenêtre, l’île de Lansat fut bientôt visible. Ce serait bientôt la fin. Une nouvelle page allait se tourner. Alors, Alban prit sa décision. Se tournant doucement vers Aaron, il attrapa sa main et traça rapidement ces quelques mots sur sa paume.
« Il faut qu’on parle. »Qu’allait-il se passer, dès lors ?