Solo
Le 15 Mars 2020.
Maman.
Tu sais, beaucoup de choses se sont passées depuis la dernière lettre. Ce serait bien trop long à t’expliquer, et la longueur de cette feuille de papier, ses deux pages, ne suffiraient pas à tout t’expliquer… Mais cette lettre ne se veut pas le récit de mon histoire.
Maman, aujourd’hui, je te demande humblement et simplement, de me raconter la tienne. Je sais qu’avec Père, vous vous êtes mariés bien jeunes et que votre vie était des plus exemplaires, tu le l’a bien souvent répété. Maman, j’ai besoin de savoir.
J’ai besoin de savoir si ce Lucian Kahuna a raison, Maman, si ce Lewis qu’il porte est bien le nôtre, si dans son sang coule ton sang, si tu as bel et bien rencontré cet Alolien avant ton mariage, Maman, cinq ans avant ma naissance. Je ne te jugerai pas, je n’en ai jamais eu l’occasion mais, Maman, je perds pied… Ma réalité n’était pas la vérité, ma vie me donne l’impression de sonner faux aujourd’hui. J’ai besoin d’un peu de répit, d’un souffle de vrai dans tout ça.
J’attends avec impatience de tes nouvelles, et que tu me racontes tout. Je t’aime, Maman. Et bientôt, je serais là.
Abygaëlle.
Cette lettre sonnait affreusement faux. Les larmes aux yeux en l’écrivant, le rendu final était le produit de huit essais, tous partis à la poubelle. Tu n’allais pas bien Abygaëlle, et tu le savais. Tu écrivais, tourmntée par tant de choses… Les souvenirs d’Aaron, de 2015 remontaient, et se mêlaient à ce mois de février 2020, comme s’ils avaient toujours été liés. Cette soirée de Saint Valentin avec Josh sonnait faux dans ton esprit, et son visage se superposait presque à la perfection avec celui de ton ex-fiancé. Tout sonnait faux. Jusqu’à l’essence même de ta vie.
L’esprit encore accablé par le mois de Février, tu t’étais plongée lentement dans ton travail. Tu avais tout accepté, jusqu’à la surcharge. Même plus loin. Personne ne pensait que tu pouvais tout mener à terme, dans les temps. Pas même toi. Alors pourquoi, Aby ? Tu avais besoin de te changer les idées, par n’importe quoi. Après ce fameux
14 Février 2020, les choses s’étaient enchaînées. Un oubli en entraînant un autre, une pensée en amenant une seconde, un pas après l’autre, tu t’étais retrouvée accablée.
Tu ne comptais plus les heures passées à pleurer, à ressasser un passé presque maudit, à laisser tes émotions envahir ton quotidien, jusqu’à tes nuits mêmes. Les cernes sous tes yeux laissaient deviner les tourments qui te hantaient, mais malgré tout, tu essayais de rester droite. Ton Ipok résidait entre les mains de Kaia, désormais gardienne de ta morale, fidèle défenseuse du bon sens. Tu l’avais déjà frappée, insultée et même menacée, mais elle n’avait pas cédé.
Lorsqu’elle t’avait vu chercher ce contact fantôme, elle t’en avait empêchée.
Quand elle t’avait vu tenter, en secret, d’envoyer un message larmoyant à ce qui t’affectait tant, elle l’avait supprimé, avant qu’il ne soit envoyé.
Elle avait toujours été là, fidèle.
Aujourd’hui encore, elle t’empêchait de faire les pires bourdes de ta vie. Il fallait attendre, du temps. Tes instructions étaient claires, pourtant. Oui mais hélas, tu les avais comme oubliées sous le poids des émotions qui t’animaient désormais.
***
Le 13 Mars 2020. Ton téléphone se mit à sonner, une première fois. Puis une seconde fois. Tu demandas à Kaia qui c’était alors que la troisième tentative venait de commencer. Numéro inconnu. D’un soupir, tu finis par décrocher.
«
A… Abygaëlle Keelin ? Excusez-moi de vous déranger, je dois bien vous surprendre. Je m’appelle Lucian Lewis-Kahuna. »
Tu soupiras, lourdement. Etait-ce là une blague ? Tu t’apprêtas à répondre, mais il continua :
-
Croyez-moi, j’ai tout autant été surpris que vous. Ecoutez-moi s’il vous plait. Je suis le fils de Daphnée Lewis et de Kaleo Kahuna. Je vous le jure. Je connais bien Daphnée, et laissez-moi vous dire qu’elle va bien. Je -…-
Quelles preuves avez-vous ? Vous croyez que je vais me laisser attendrir sous prétexte que vous prononcez le simple nom de ma mère ? Donnez-moi des preuves, je vous écouterai.Tu raccrochas, sans préavis. Alors que tu allais rendre l’Ipok à Kaia, il se mit à vibrer, plusieurs fois. Tu regardas. Des messages… ? Tu soupiras, encore ce numéro. Hélas pour toi, les photos qu’ils t’avaient envoyées te glaça le sang. Ton sœur sembla s’arrêter un court instant. Tu les parcourus, tu les analysas, tu étais à bout de souffle. Les larmes montaient. Acte de naissance, noms des parents, même si celui de Daphnée Lewis était remplacé par celui de « Margareth Lisbone », tu connaissais bien ce nom, celui de l’auteure préférée de ta mère. Aucune erreur possible. Tu déglutis face au tests ADN, il y avait même pensé. Les correspondances étaient correctes. 50% de cette Margareth Lisbone, 50% de Kaleo Kahuna. Jusque-là, tu aurais pu croire qu’il s’agissait de la sœur de Daphnée, n’est-ce pas ? Tu te pinças les lèvres en voyant la suite. Des détails dans ce qu’il avait écrit, des lettres, l’écriture de Daphnée. Les résultats étaient implacables. Tu rappelas le numéro. Soupirant.
-
C’est bon Lucian. Il y en a assez. Inutile de me raconter toute votre vie, je vous crois.-
Arceus, merci. J’avais bien peur d’aller jusqu’à un point de non-retour.-
Qu’est-ce que vous voulez ?-
Te rencontrer, Abygaëlle. Daphnée nous a beaucoup parlé de toi, mais sans jamais voir une seule photo. Je sais que tu doutes encore… Mère pourra te répondre…Et là, au terme d’un court silence, alors que tes lèvres tremblaient, il te parla, longuement. Il te parla des Keelin de leurs méthodes, de ce qu’il savait sur eux, de l’histoire de ta mère. Un mariage arrangé, une courte aventure pour semer de doute et le chaos, pour contredire en secret les agissements des deux familles. Si tu connaissais les Keelin depuis ta naissance, tu ne savais pas ce que « Héritière » signifiait réellement. Tu avais toujours bien vécu, comme tu le voulais, surtout après la mort d’Elrick. Mais aujourd’hui, ces mots avaient un autre sens. Un tout autre sens. Tu perdis pied.
-
Ecoute. Je… Je veux bien te considérer mais, Lucian, ça sonne faux. La femme dont tu parles, ce n’est pas celle que j’ai connue. J’ai… Besoin de temps, tu tombes mal… Je… J’ai beaucoup de travail, je te rappelle une autre fois.Tu coupas court à cette conversation. La gorge serrée, les mots te manquaient. Après tout ça, après chaque point de repère que tu avais perdu, celui que tu pensais le plus fiable était en train de céder… ? Daphnée, ta mère, avait-elle trompé sa propre famille, son mariage, pour s’adonner à des pratiques contraires à toutes lois ? Elle était fiancée, après tout, non ? Toi qui pensais qu’elle aimait ton père malgré tout, cet Elrick qui t’avait fait tant souffrir… ? Tu avais un frère. Ces mots sonnaient faux. Essuyant tes larmes, tu posas l’Ipok, avant de retourner travailler.
***
Tu avais fait cette lettre à ta mère, deux jours plus tard. Tu n’arrivais pas à te changer les idées, tu doutais, tu tournais en rond. Tu en avais presque la nausée. Tu avais peur. Terriblement peur. Si tout était vrai, ta vie n’était qu’un immense mensonge, et « Lewis » ne valait pas mieux que « Keelin ». Et tu n’étais pas un réel membre de cette famille. Ni leur « héritière ». Tu n’étais qu’un animal qui devrait donner naissance à un petit être, qui lui, serait le véritable héritier. Tu avais peur. Peur de ce qu’ils pouvaient, autant les uns que les autres, te demander. T’ordonner. Tu devais les renier, mais comment… ? Tu ne savais même plus où tu en étais.
Tu demandas à Oriana de porter cette lettre pour l’envoi, alors que tu t’isolas dans ta chambre. Tu passas des heures à tourner, retourner et à pleurer, abondamment. Ton cœur était brisé, mais ton esprit aussi, tu n’étais plus qu’une loque, pire que la veille, pire que ce 14 février. Tu ne savais plus où tu en étais, c’était terminé. Les cernes se creusèrent, la faim se fit discrète, ton esprit se perdait désormais dans le vague. Si la dépression te guettait, elle frappait désormais à ta porte. Tu n’étais plus Abygaëlle Keelin. Tu n’étais plus personne, si ce n’est une sorte de « Abygaëlle Lewis-Keelin », la femme au cœur brisé par la vie, à l’esprit détruit par son histoire.