Se pliant dans tous les sens au milieu de sa chambre, Ranya termine ses étirements, prête à remettre ça. Non cette fois-ci elle n'y va pas pour se faire mal. Loin de là. Elle y va pour impressionner. Cette étape, c'est aussi l'une des premières dans cette reconstruction après des moins d'errance, ayant sacrément atteint toutes les parties d'elle-même, la danse comprise. Fini les entrainements impossibles jusqu'à pas d'heure. Fini les figures qui ne font pas sens pour le commun des mortels avec pour seul objectif de se faire du mal un peu plus à chaque fois. C'est fini tout ça. En tout cas c'est ce qu'elle souhaite. Parce qu'on ne chasse pas tous les travers comme ça d'un revers de main. Mais on peut simplement faire de son mieux.

Son entrainement a été plus que compréhensif. Il n'a pas su comprendre à temps le puit sans fond dans lequel s'enfonçait son élève et n'a pu que constater les dégâts une fois la danseuse revenue vers lui pour demander de l'aide. Pour autant, malgré cet éloignement, pas question de la lâcher. Il n'a pas pu quitter Adala, du moins pas tout de suite. Même si le projet d'emménager sur Leiar lui fait de l'oeil, il lui reste encore pas mal de chose à faire sur son île d'origine avant d'envisager un quelconque départ. Mais ces quelques difficultés techniques sont très loin de les arrêter, et pour l'encourager dans la voie de la reconstruction, le jeune homme a eu une idée intéressante.

Le bar présent sur le campus propose tous les mercredis soirs d'accueillir sur scène des artistes en tout genre pour se produire devant un public. Un petit événement local, bien loin des scènes géantes qu'a connu la blonde dans son enfance, mais ça n'a pas d'importance. Ce qu'il faut maintenant, c'est qu'elle se remette en selle avec un tout autre style, correspondant mieux à ses aspirations actuelles. Le classique sera toujours présent en elle, il est la base de sa construction en tant que danseuse. Mais Ranya a passé ces deux dernières années à s'ouvrir à d'autres genres. Et il est temps que le monde le découvre, même s'il se limitera ce soir à un bar de campus universitaire.

Pour l'occasion, son coach lui a confectionné une chorégraphie sur une musique pop datant d'il y a quelques années. Le morceau est court, sans figure spectaculaire, mais plus que suffisant pour se relancer, captiver un public, et commencer à se refaire un nom. D'autant plus que l'adolescente s'est trouvé un nouveau nom de scène, plus adaptée à ses aspirations actuelles. FIni Iluzion qui se cache sous un masque, du moins à Leiar. Place à Tangled.

La scientifique n'a pas mis bien longtemps à enregistrer l'ensemble de la prestation et la maitriser, d'autant plus qu'elle a accès à une salle de répétition un peu quand elle veut, à toute heure du jour comme de la nuit. Andreas s'en est assuré lui-même. Un des seuls avantages à son retour à la Pokemon Community. Et puis il lui doit bien ça, vu le nombre de fois où il s'est servi d'elle pour effectuer x ou y services auprès de toutes ses connaissances dans le milieu artistique.

Cette fois-ci prête, équipée d'un legging noire confortable et d'un haut légèrement croc top à manche longue de la même couleur, Ranya peut décoller. Accompagnée d'Yggdrasil, très heureuse de revoir sa dresseuse sur scène, l'adolescente se dirige vers le Foyer Nymphali où se cache ce nouveau bar. Elle n'a pas eu le temps d'y aller en tant que réelle cliente depuis l'installation de l'académie. Il y a un temps pour tout, et aujourd'hui ce n'est pas celui pour boire.

A l'intérieure de l'établissement, elle repère bien vite de nouveau la scène. Pas immense mais suffisante pour réaliser la création de son coach. De toute façon, elle n'a pas prévu de danser avec des chaussures mais bien pieds nues, afin de mettre l'accent sur les mouvements de son corps plus que sur les artifices. D'un coup d'oeil, elle note aussi que la sono a déjà été mise en place comme souhaité. Le gérant des lieux a mis les moyens pour l'accueillir, même le temps de trois minutes, c'est parfait.

En revanche, ce qu'elle n'a pas pu louper, c'est le regard de cette fille qui la dévore depuis qu'elle est entrée dans la salle. Grande, silhouette avantageuse, cheveux longs tirant pratiquement sur le blanc, cette fille a tout pour plaire. Vraiment tout. Et s'il y a encore quelques mois elle lui serait rentrée dedans sans hésiter pour apaiser ne serait-ce qu'un peu la douleur de son esprit, aujourd'hui les choses sont différentes. Elle n'est pas là pour ça. Elle n'est plus là pour ça. Seulement, ça ne va pas l'empêcher d'établir le contact, d'autant plus que la table qu'elle a choisi est à une position parfaite par rapport à la scène.

Sans délicatesse aucune, Ranya jette pratiquement son sac sur la chaise juste à côté de l'inconnue puis laisse son Emolga se placer sur la table, armée d'une petite caméra attachée autour de son corps. Ignorant la fille à ses côtés, la scientifique s'adresse directement à son pokemon.

- Je compte sur toi pour tout filmer, et ne pas trop t'agiter. J'ai vraiment besoin de cet enregistrement.

La petite souris électrique hoche la tête et se met en position, tandis que Ranya toise la jeune femme, un drôle de sourire amusé sur les lèvres.

- Tu as choisi la meilleure place ce soir. Alors regarde et profite.

Rapidement, l'adolescente abandonne ses chaussures auprès du tabouret haut et va signaler sa présence auprès du gérant pour lui dire qu'elle est prête à commencer. Désormais sur la scène, elle n'attend plus que le top départ.

- A nos chers clients, ce soir j'ai l'honneur de vous présenter Tangled, nouvelle danseuse de Leiar. Elle se présente à vous pour la première fois sur le morceau God is A Woman d'Ariana Grande. Acclamez là bien fort.

Et alors que les applaudissements succincts se terminent et que la lumière baisse légèrement pour laisser place à la musique, Ranya ne peut s'empêcher de regarder droit devant elle, croisant le regard de l'inconnue au passage.

Malgré tout le respect qu'elle a pour Arceus le grand créateur,

Ce soir, Dieu sera une femme.

♫♫♫

La scène est tout à elle, et rien qu’à elle. En quelques secondes, alors que c’est la première fois qu’elle se retrouve directement dessus, elle s’en approprie les espaces et les codes, d’abord visuellement puis dans les mouvements lorsque les premières notes commencent.

A partir de là, il n’y a plus rien d’autres. Seulement la musique qui lui sert d’appui, et son corps qui a tant de choses à dire. Le moderne, ça n’a rien à voir avec le classique, mais la sensation que cela procure est tout aussi enivrante. Différente, mais tout autant addictive. Les mouvements sont plus secs, plus francs, mais plus forts. Ils bousculent, ils font mal à certains endroits, ils intériorisent le propre corps des spectateurs pour se demander ce qu’il ressentirait à sa place. Le moderne fait vivre le corps tout entier, tandis que le classique emmène l’esprit dans un tout autre univers le temps d’une danse. Ce sont deux choses différentes, deux choses qui se valent, deux mondes que la danseuse veut explorer.

Ce soir, dans ce bar du foyer Nymphali, elle veut bousculer. Mais elle veut surtout montrer quelle domine. Pas tellement les autres, ce n’est pas forcément ce qui l’intéresse. Mais qu’elle se domine elle-même. Qu’elle a le contrôle. Qu’enfin, après des mois d’errance, c’est elle qui décide. Ce n’est pas sa douleur qui commande. Non, c’est bien elle. Ranya Iluzion, désormais Tangled, contrôle.

Les mouvements sont maitrisés, accompagnés par sa très longue tignasse blonde volant au gré des gestes du corps ; ils absorbent la foule, et lui permettent de connaitre la joie de virevolter à nouveau. La joie de sentir son corps lui obéir aux millimètres près pour emmener son public exactement où elle veut. Cette joie là qui lui avait tellement manqué, loin de la souffrance que lui inspirait la danse ces derniers temps. L’espace de 3 minutes, ces mois d’enfer lui paraissent si loin. C’est comme si ça n’était jamais arrivé. Comme si, comme elle l’a toujours fait depuis pratiquement sa naissance, la danse lui avait permis de vivre à nouveau.

La sono finit par s’arrêter au même instant que la pose finalement. Rien de compliqué, mais suffisant pour exulter. Cette artiste lui a permis de s’imposer à nouveau, et les applaudissements engendrés lui confirment qu’il s’agissait d’un bon choix. Ranya peut renaitre ici. Sous un autre nom, mais elle sera toujours là. Son entraineur peut être fier d’elle. Et la danseuse peut le remercier chaleureusement pour ne pas l’avoir laissé tomber.

Le pas léger, toujours pieds nus, l’adolescente descend de la scène pour regagner ses affaires, Yggdrasil toute excitée à l’idée de retrouver sa dresseuse. A la vue de son sourire, Ranya devine que la souris électrique a particulièrement apprécié le spectacle. Délicatement, elle décroche la caméra de son corps avant de l’éteindre. L’archéologue n’aura plus qu’à examiner tout ça de retour dans sa chambre pour voir ce qui a pu pêcher et comment elle peut améliorer les prochaines prestations.

Seulement, entendre la jeune femme installée à côté d’elle lui rappelle que oui, elle n’était pas seule. Ça a d’ailleurs fini par lui revenir. C’est une nouvelle de sa classe, et de son dortoir aussi. Difficile de la louper en même temps, surtout avec ce physique et cette drôle de manière de s’adresser aux gens.

- Si tu voulais être tranquille, il ne fallait pas venir dans un bar – lui répond-elle, le visage amusé.

Ranya est étonnée de voir que la dénommée Léonie lui a commandé un verre. Même si elle a déjà une idée de la réponse, elle le prend tout de même entre ses doigts et le sent légèrement avant de l’écarter, le reposant doucement sur le comptoir.

- Désolée mais les soirs de représentation je ne bois pas, ce n’est pas bon pour les muscles. Et pris une sacrée cuite il n’y a pas longtemps, on aura le temps pour remettre ça.

Difficile d’oublier cette soirée invraisemblable passée en compagnie de Kasai avec une bouteille de Gin. Et le mal de crâne qui s’en est suivi. En revanche, la danseuse ne se gène pas pour piquer une olive arrivée en même temps sur la table, faisant également signe à sa Emolga d’approcher pour qu’elle lui en donne une. Sans forcément fixer sa voisine, la blonde répond à ses remarques.

- Et encore, ce n’est pas en moderne que les mouvements aériens sont dominants. En classique, j’ai parfois vraiment l’impression de m’envoler. Le moderne est un peu plus terre à terre, plus brusque aussi. Ses grands pas pour rallier les deux points de la scène ne sont pas vraiment ce que je qualifierais d’envoler.

Caressant maintenant la tête de son type électrique, Ranya essaie de jauger la jeune femme, voyant de quel type de personne il s’agit. En tout cas ce qui est sûr, c’est qu’elle ne manque pas d’assurance, bien au contraire. Le genre de personnalité qui plait à l’archéologue, lui évitant de se contenter de l’ajouter à la liste des cuties de cette école.

Cette drôle de confiance amuse en tout cas la blonde qui y répond en s’accoudant au bar, la fixant histoire de voir jusqu’où elle était prête à aller dans ce petit jeu. Plus qu’à continuer la conversation, en voyant où Léonie allait l’emmener.

- Les histoires que j’aime raconter n’ont aucun rapport avec le bordel de cette académie. Et puis tu es chez les Givralis non ? Tu as déjà dû entendre l’histoire 50 fois depuis ton arrivée. Mais comme je ne fais pas partie des commères je te la fais courte. La cohabitation avec l’Adala Elite School n’était plus possible, et le monde entier nous l’a fait comprendre. Maintenant on est là sur Leiar. Mais tu sais, c’est la troisième île sur laquelle cette école passe, et la troisième que j’apprends à découvrir. Donc même si j’ai envie de te dire que ça se passera mieux cette fois, je te conseille de ne pas te faire trop d’espoir.

L’archéologue ricane un peu. Tout est dit de manière à piquer un peu la jeune femme. Voir qu’elles sont ses sensibilités, jusqu’où elle est prête à aller, où est sa détermination.

- Moi ce qui m’intrigue c’est plutôt toi. Moi je suis dans cette école depuis bientôt 5 ans, alors je finis par la suivre partout. Mais toi qu’est-ce que tu fous ici ? Toutes les catastrophes qui nous sont arrivés n’ont pas suffi à te convaincre qu’il valait mieux fuir que de venir s’installer ici ?

Cette sensation d’ivresse post-scène est probablement la meilleure de toute celle que Ranya n’ait jamais ressenti de sa vie. C’est la maitrise de son corps, de soi, et de la foule qui galvanise comme jamais, et plonge le danseur dans un état d’euphorie indescriptible, bien loin de la réalité qui l’assaille une fois redevenu une personne lambda. Le temps de quelques instants, il est très loin d’ici, plongé dans un monde où il est le seul maitre, et où les personnes autour de lui ne sont des marionnettes qu’il emmène à sa guise vers d’autres horizons. Cette sensation de contrôle grisante ne peut avoir lui que lorsque l’âme du danseur est en paix.

Une affirmation que ne prononcerait pas si vite l’archéologue, mais qui admet être en meilleur chemin vers cet objectif qu’il y a quelques semaines.

Mais le retour à la réalité ne se fait pas attendre, et cette jeune femme la forçant à faire la discussion ne fait qu’accélérer le processus. Une nouvelle qui a encore tout à apprendre de l’académie, du campus et de son fonctionnement. Pas sûre que la blonde soit la meilleure des professeurs, en tout cas pour ce qui est de la délicatesse, particulièrement après une représentation aussi intense et symbolique que celle-ci.

- Je ne me considère pas comme une espèce rare. Simplement quand on est la cible des rumeurs, on ne la ramène pas plus que ça.

La scientifique ne s’étendra pas davantage, préférant laisser le soin à la blanche d’enquêter de son côté. Lui donner la vérité serait bien trop facile, absolument pas amusant. Ranya préfère la voir s’enfoncer dans les méandres des raccourcis, des ragots, des mensonges, des extrapolations, pour voir au bout du compte qu’elle image elle se fera d’elle. Surtout qu’elle ne semble pas complètement dénuée de bon sens et de culture.

- Cet homme est controversée dans le domaine sportif, mais ce qu’il dit trouve à s’appliquer dans la danse, quoi que de manière plus naturelle que les sports collectifs puisque la quasi-totalité de notre pratique se fait en solo de toute façon.

L’ego du danseur n’a probablement pas autant d’importance que celui du footballeur. Mais il existe. Il n’y a que comme ça que l’on peut subsister dans un conservatoire de grande ampleur à l’âge adulte. Heureusement, les enfants sont un peu épargnés par ça, même si ce n’est pas tout à fait pour les bonnes raisons. De son côté, ce sont les blessures répétées des uns et des autres qui ont vaincu les plus fragiles. L’ego du danseur n’a même pas eu besoin d’entrer dans la ligne de mire.

En tout, l’ego de la dresseuse, elle l’a sans aucun doute. Ses objectifs sont à mille lieux de ceux de l’archéologue, mais ils ne sont pas dépourvus d’intérêt. Si elles ne devraient pas se retrouver en frontale opposition, leurs chemins seront sans doute amenés à se recroiser, du moins la blonde l’espère.

- Au moins tu ne manques pas d’ambition. Il y aura du monde sur ton chemin pour te faire redescendre de ce piédestal. Mais je suis curieuse de voir jusqu’où tu vas réussir à monter avant que quelque chose ici ne te coupe les ailes. Parce que crois-moi, tôt ou tard, cela finira par arriver.

Ranya récupère son verre d’eau pour se désaltérer, surveillant du coin de l’œil la réaction de la nouvelle. Inutile de lui mentir, la PC lui réservera forcément une surprise. C’est le propre de cet endroit. Te fracasser, espérant que cela te fasse devenir plus fort. Plus qu’à voir si la blanche réussira à se relever le moment venu pour reprendre son ascension du monde.

La dénommée Léonie sort un billet, bien plus important que le prix de leur boisson, avant de quitter la table, pratiquement sans préavis. Alors c’est à ça qu’elle compte jouer avec Ranya ? A ce petit jeu de celle qui aura l’avantage sur l’autre, à coup de piques bien placées aussi bien pour les autres que pour elles-mêmes ? Très bien, aucun souci pour la blonde. Sourire aux lèvres, elle laisse même échapper un ricanement.

Ranya n’est sans doute pas encore prête pour jouer à ça de nouveau.

Plus qu’à espérer qu’elle le sera dans le futur.