Tu doutais de la mémoire de Bertrand mais vous devriez faire avec. Tu avais bien quelques idées pour justifier une mémoire aussi merdique auprès de Joziane, mais ce n’était qu’un dernier recourt : le mensonge.
A ta demande, Bertrand se leva et commença à faire ce qu’il appelait la « cuisine ». Tu espérais qu’il y avait encore quelque chose à récupérer de lui. Tu t’accoudas sur la table, et tu commenças à observer ses gestes. Aux mots de Henry, tu haussas lentement les épaules. Tu ne savais pas trop. Tu soupiras :
« Espérons-le… Si sa cuisine est correcte, peut-être qu’il nous impressionnera. Sinon, je ne sais pas ce qu’il a fait de sa vie… »
Tu connaissais déjà la réponse rien qu’en observant ses gestes : non. Rien n’allait, pour peu. Tu ne savais pas trop d’où il venait ni ce qu’il avait fait, mais une chose était sûre : ce n’était pas un campagnard, et il ne savait pas cuisiner. Deux choses qui auraient pu, l’une ou l’autre, sauver la mise de la situation.
Henry écarta Bertrand de la cuisine en l’incitant, bien que cela ressemblait à un ordre, à aller se changer et se débarbouiller. L’apparence, comme il le disait. Cette pensée te fit sourire : tu n’y faisais pas vraiment attention, ni à la tienne, ni à celle des autres. Certes, tu avais hérité de la beauté de tes deux parents, et cela jouait en ta faveur, mais tu n’avais jamais vraiment fait attention à chaque détail. Simplement ton style vestimentaire, un style qui te plaisait. Parfois du maquillage, d’autres fois non, comme aujourd’hui.
Une fois Bertrand mis à la porte, Henry se leva pour goûter le plat. Tu ne pus retenir un pouffement de rire en observant sa réaction : tu le savais, l’un des restes étaient au frigo, et tu avais pu apprécier la douce odeur de raté qu’il dégageait. Tu observas le sauveur de plat, avec une mine intriguée et satisfaite. Il en vint même à t’adresser la parole, à rajouter une anecdote amusante sur sa famille, à laquelle tu ne répondis que par un soupir amusé. Tu te levas finalement pour rejoindre le frigo, que tu ouvris, pensive. Il y avait bien des choses à faire, des outils pour rattraper un peu ce bordel : les épices et le vin étaient des ingrédients que tu jugeais essentiel pour un risotto, mais soyons franc, il te manquerait toujours quelque chose.
Tu sortis quelques légumes. Aaah… Rien qu’à voir ce qu’ils étaient, tu savais d’où ils venaient. Ainsi, Betrand avait certainement commencé par acheter à Joziane, pour la courtiser. Tu levas les yeux au plafond, avant de poser ce que tu venais de trouver sur le plan de travail. Tu soupiras :
« Toujours dans la simplicité… Pfff… »
Tu te mis à découper les légumes alors que Bertrand revint. Tu ne lui adressas aucun regard : de toute façon, il ne savait certainement pas comment cuisiner ces choses-là. Savait-il au moins reconnaître un panais et une carotte ? Tu en doutais. Tu sortis une casserole, et tu déplaças tes légumes coupés de la planche au récipient. De l’eau, du bouillon, quelques épices, et au feu doux. Tu revins ensuite t’asseoir au moment même où l’homme perdu fut renvoyé. Ah… Tu ne pourrais pas aborder le sujet de ces légumes maintenant…
Tout aurait pu bien se passer. Mais la question, possiblement rhétorique de Henry, te resta en travers de la gorge. Tu te crispas, tout simplement. Tu ne savais pas si c’était une mauvaise plaisanterie ou s’il était sérieux. Sans le regarder, et visiblement la voix nouée, tu lui répondis :
« Déshéritée. J’ai perdu mon statut, il ne me reste que l’arrière-goût de leur nom… »
Tu n’ajoutas rien. Il n’y avait rien à ajouter. Ce n’était pas de ta faute, et pourtant, ils le considéraient comme tel : tu ne pouvais pas remplir ta fonction ? Eh bien tu ne servais à rien. A la poubelle, aux rebuts, et qu’on n’entende plus parler de toi, c’était aussi simple. Et pourtant, malgré tout, tu n’avais pas les larmes aux yeux. Tu étais dégoûtée, blasée, en colère et peinée, mais ton visage restait fermé. Tu t’étais résignée, et tu ne pouvais plus approcher le rêve flou d’un jour prendre ta revanche : tu ne servais à rien, ni pour eux, ni pour personne. Ta vie était à toi, et rien qu’à toi, et pourtant, cette cage dorée te manquait déjà.
Le flot de pensée et la discussion furent coupés par le son de l’horloge qui sonnait la moitié de la journée. Une chance, qui te fit sursauter d’ailleurs, car elle t’empêcha de continuer sur ce terrain et de créer un conflit. Bertrand revint, et son exclamation te rendit le sourire. Il ne se doutait de rien. Tu en profitas pour te relever et t’occuper de tes légumes, cuits doucement dans leur jus et le bouillon, fondant et parfaitement cuit. Certes, on était loin de la légendaire cuisson basse température, mais la douceur d’une cuisson telle que tu l’avais fait offrait un goût presque inaltéré des légumes.
Tu comptais passer ton repas en silence. Moitié risotto moitié légumes, tu te contentas de manger, alors que Henry cachait ses magouilles avec une facilité déconcertante. Mais tu ne réagis à aucune de ses remarques, comme si tu ne savais rien : tu ne voulais pas être mêlée à cela. Même si en restant passive face à ses mensonges, tu en étais complice. Inutile de tracasser Bertrand avec ce genre de détails.
Pour la première fois de ta vie, certainement, il te proposa de l’alcool. Enfin, il te tendit sa flasque, amis tu savais que ce n’était pas de l’eau qui était contenue dedans. Tu songeas d’abord à refuser, en mémoire du colloque, mais pour les mêmes raisons, et après lui avoir adressé un regard, tu finis par accepter en soupirant. Juste une gorgée, histoire de lui faire plaisir. Tu n’étais pas faible face à l’alcool, loin de là, et même si tu avais donné cette image, la situation avait été toute autre. Enfin… Certes tu étais toujours fatiguée et surmenée, ce qui n’aidait pas, en plus de tes problèmes familiaux et personnels… Mais l’idée était là : tu allais mieux que la dernière fois que vous vous étiez vus.
Henry demanda ensuite le programme du reste de la journée. Tu haussas lentement les épaules, avant de lui répondre, tout en t’adressant à Bertrand :
« Il faudrait voir avec Joziane ce qu’il y a à faire, mais il me semble que son verger a besoin d’une paire de mains, et son champ aussi. On ne peut pas se montrer, alors il faudra que chacun occupe la propriétaire pendant que toi, Bertrand, et l’un de nous, s’occupe de ce qu’il y a à faire. Henry, ça ne devrait pas être difficile, tu n’es pas inconnu dans le domaine de l’alcool. Quant à moi, je l’ai déjà rencontrée une ou deux fois. Son terrain a la chance d’avoir un écosystème parfaitement géré, elle appréciera certainement quelques minutes en ma compagnie pour en discuter. »
Tu terminas ton assiette, tout en soutenant le regard ébahi de Bertrand : il avait goûté tes légumes. Tu affichas un léger sourire avant de lui lancer, avant qu’il ne prenne la parole :
« La cuisine est un art. Et tu n’es pas bon du tout là-dedans. Si Joziane te laissera louper les plats les plus simples, elle ne sera pas aussi tolérante avec ses légumes. Si tu ne sais pas les cuisiner, demande-lui. Si tu veux l’impressionner, achète-en au moins cher, et entraîne-toi. Quand tu auras le goût que tu désires, tu pourras te risquer à la production de Joziane. Ne gâche pas ses efforts. »
Tu t’adossas complètement sur ta chaise, et tu t’offris un court instant pour t’étirer. Tu n’étais pas la meilleure en cuisine, mais à devoir t’occuper de ta mère, et à vouloir faire plaisir, maintenir en bonne santé et autres, tu avais fini par t’y connaître bien plus que la plupart des gens. Dommage que cette qualité et ces compétences ne soient pas reconnus chez certains… Dans ta famille en l’occurrence. Tu continuas :
« En parlant de ça, se rouler dans la terre ne suffira pas à Joziane : elle pourrait penser que tu as tout appris par cœur. Ce qui est le cas. Puisque tu as la chance d’avoir deux « pros » avec toi, ce serait pertinent qu’elle observe une discussion entre toi, et nous. On ne va pas te laisser te planter, bien sûr. Tu as l’air de savoir retenir un discours. On va mettre en scène un échange entre un passionné d’agriculture et deux passants qui s’y connaissent. Juste des bases, rien de bien difficile. Henry pourra te dire ce qu’il attend que tu lui répondes, ou ce qu’il attend que tu lui poses comme questions. Quant à moi… Nous verrons au champ : les actes valent mieux que les mots. »
Et sur ce, tu te levas et tu commenças à débarrasser le couvert. Tu prenais les choses en main, et il était clairement mieux que tu en fasses ainsi : Henry aurait été certainement trop brut, et Bertrand semblait s’éteindre un peu plus à chaque obstacle. Ce n’était pas le moment de le perdre. Joziane était d’une nature simplette, tout comme lui. Et s’il faudrait jouer de tours bas pour réussir, tu le ferais. Non pas pour Bertrand, mais par fierté pour toi.
(c) Apomenon