Ian s’affale dans sa chaise et pousse un profond soupir de soulagement. Si il est bien content d’avoir laissé le fauteuil roulant sur Leiar, il est loin de pouvoir apprécier les terres sauvages de Paldea pleinement. Heureusement que le réseau de bus est bien fourni et qu’il peut quand même faire le tour des villes.

Malheureusement, qui dit bus, dit secousses, dit douleurs. C’est pour ça qu’il a décidé de commencer son exploration par un restaurant. Bon, le fait qu’il soit midi passé et qu’il est affamé et qu’il en a un peu marre des sandwichs est également un facteur. Mais c’est un enchaînement qui l’enrage. Pouvoir reposer sa jambe pendant un bon moment après le bus lui fera le plus grand bien.

D’après les critiques culinaires, le Trésor est un des meilleurs restaurants de la région. Il parait que le champion de la ville l’affectionne tout particulièrement, favorisant sa popularité auprès de la communauté des dresseurs. Si Ian n’est pas tout à fait affecté par ce genre de choses, il prend tout de même ses recommandations où il le peut.

Après quelques minutes d’hésitation et une consultation de sa starter, il se décide pour les boulettes de riz à la moutarde. C’est pas quelque chose qu’il a souvent eu l’occasion de manger, alors il est un peu curieux. C’est aussi, et il doit bien le reconnaître, l’un des seuls plats de la carte qui répond à peu près à son programme nutritif. Et si il ne le suit pas à la lettre ces derniers temps, il garde l’œil sur ce qu’il met dans son assiette et sur les fluctuations de son poids. Certes, il a automatiquement perdu en masse musculaire avec sa blessure et l’arrêt presque total d’exercice, ça ne veut pas dire qu’il doit prendre du gras.

Il retrouvera son niveau et c’est ce genre de petites choses qui l’aideront à aller plus vite.

Son plat est à peine arrivé que son regard est appelé par une interaction un peu plus loin. Si Ian ne les a pas confronté directement, il est impossible pour un élève de la PC de ne pas reconnaître, immédiatement, les uniformes des Sections Mana et Coven Chowa. Les quelques membres se sont visiblement tout aussi bien reconnus. Les Mana, tranquillement installés pour leur repas se redressent d’un coup quand les Chowa entrent.

Il n’en faut pas beaucoup pour que le ton monte et Ian a la malchance d’avoir une table située pile entre l’entrée et les Mana, le mettant pile poil dans le champs de mine. Pas forcément téméraire, il attrape ses béquilles, se redresse et fait signe à Yuzu d’attraper leur assiette. Le duo recule ensuite et entre dans quelqu’un. Déséquilibré, Ian met quelques secondes à se redresser. Il cligne des yeux quand il voit enfin la pauvre personne dans laquelle il est rentré.

Il fronce les sourcils. Elle a bien changé et grandit mais … les longs cheveux blonds, la posture et les yeux si froids … Il n’y a pas beaucoup de doute …

- Ranya ?

Dans le fond, la Section et le Coven sont presque nez à nez.

C’est du venin qui sort de la bouche de la blonde. Damn, elle a bien changé Ranya. Elle ne met pas trop de temps à le reconnaître et Ian lève un sourcil surpris face au langage bien fleuri. Il a pas le temps de rouvrir la bouche que déjà, elle repart d’un bon pas, vers la confrontation un peu plus loin. Elle tape ses mains sur la table, suivie par un Zarbi. Elle est … bien plus impressionnante que dans son souvenir.

Faut dire, la dernière fois qu’il l’a vu, il devait avoir quoi ? A peine 10 ans ? Et Ranya n’était pas bien plus âgée que lui. C’est normal qu’elle ait changée. L’adolescente ça fait ça. Et, d’après les rumeurs, c’est encore pire à la PC. Si la blonde y est depuis quelques années, ça explique sans doute son comportement un peu plus flamboyant. La situation se calmant, Ian fait signe à Yuzu de reposer leur repas sur la table.

Les membres du Coven finissent par partir, visiblement tout aussi impressionnés par Ranya que Ian l’est. Ils ne perdent pas de temps à remballer leurs affaires et à filer, sous les mots acerbes de la blonde. Ian est clairement perdu. Aniline ? Amitié ? Damn, il sait qu’il est un peu à côté de la plaque concernant les évènements autour du Coven et de la Section mais, si Ranya se permet de nommer un membre comme ça c’est qu’elle doit être importante cette Aniline. Une ancienne amie qui l’a trahie peut-être ?

Si Ranya a toujours eu un tempérament de feu que Ian a appris, très vite, à esquiver, elle semble l’avoir attisé et maîtrisé. Elle a l’air létale.

La porte claque et Ian se rassoit. Complètement assommé par les actions de son ancienne camarade de danse. Yuzu, à ses côtés, ne laisse pas de si petites choses la déranger et attrape une boulette de riz pour commencer à manger. Quand Ranya se retourne, il lui fait signe, pas très sûr de lui.

- Efficace.

Il ferait bien une remarque sur le côté très personnel de la chasse aux sorcières (presque littérale) qui vient d’avoir lieu mais … le truc c’est que Ian a un instinct de survie. On pourrait croire qu’un type qui s’amuse à foutre des couteaux sous ses pieds pour se lancer sur la glace n’en a pas beaucoup mais il y a une différence entre ça et … et les femmes en colère.

Ouais, Ian a développé un certain respect pour les femmes en colère.

- Tu veux manger un truc ?

Il est pas sûr d’où elle est mentalement alors il ne se lance pas dans le rattrapage de leurs vies mutuelles. Et pour être franc, quelque part, ça l’embête pas de l’esquiver un peu. Il sait déjà quelle sera la première question et il n’a pas envie d’y répondre.

Il faut à peine quelques minutes au serveur pour apporter son plat à Ranya. Lui, il n’a pas eu le droit à un service aussi efficace. En même temps, lui, il n’a pas viré les agitateurs du restaurant. Compréhensibles qu’ils veulent apaiser la furie blonde. Qui sait, peut-être qu’ils sont les prochains sur sa liste après tout ?

Il picore un peu pendant que sous la table, cachée du regard des autres, Yuzu dévore sa propre boulette de riz. Amusant comme il a réussi à se trouver un starter timide après tant d’années passées sous le regard des autres. Il est pas trop sûr de si c’est l’idée d’une blague pour le Collectionneur mais ça va forcément lui demander des ajustements quand il retournera sous le feu des projecteurs.

Ils restent silencieux un moment. Ian s’est toujours senti un peu déconnecté avec les autres personnes de son âge. Outre les quelques autres patineurs dans sa tranche d’âge et avec un niveau rivalisant avec le sien, aka les personnes qui peuvent comprendre la dissonance entre leurs carrières et leurs âge, il ne s’est jamais vraiment fait d’amis. Il ne sait jamais trop quoi dire ; parler de leurs parcours à la PC ? De pokémons ? En voilà une sacré blague. Il a beau être sur Leiar depuis quelques mois, ça ne fait pas de lui un expert, loin de là et Ranya est dans ce monde depuis plus longtemps, il n'a pas vraiment envie d’avoir l’air ridicule.

C’est un peu dur de dissocier l’image de la petite fille avec qui il a dansé un été avec cette jeune femme, sûre d’elle et honnêtement sacrément badass. Il est plus très sûr de sa proposition soudainement et ça ne fait que se confirmer quand elle ouvre la bouche et qu’elle pose la question.

Le truc c’est qu’il pourrait s’écrouler. La chute reste un sujet dont il ne parle pas outre les détails techniques qui affectent sa rémission. Il pourrait se lever, partir, péter un câble. La réalité c’est qu’il n’a plus vraiment l’énergie d’être autant en colère, en permanence. Il hausse vaguement les épaules. Son ton est amer quand il répond.

- Ce que Diane McCoy veut, Diane McCoy obtient. J’ai pas eu spécialement le choix. Je me suis réveillé de mon opération avec mon coach qui m’explique que la suite de mon parcours sera à Leiar.

Le truc c’est que Diane n’a même pas essayé de se justifier. Elle n’en a pas besoin. Ce que Diane dit est loi. Surtout pour Ian. Elle n’a pas exactement le même contrôle sur ses autres élèves mais avec Ian …

- Mézon a contacté des experts donc je suis bien entouré. Mais oui, c’est pas tout à fait ce que j’imaginais on va dire.

Pas tout à fait. Ah. Il devrait être à Ludester, en train de préparer ses prochains programmes. Il devrait avoir ajouté deux médailles d’or à son arsenal. A la place, il est là, face à un fantôme du passé devenue image du présent. Il hésite.

- Tu danses toujours ?

Sa nonchalance est forcée. L’amertume ressort dans son ton et au final, à peine a-t-il finit de parler qu’il sait déjà que toute sa rancœur est là, étalée sur la table, visible de tous. Puis elle se lance. La langue acerée dont elle a fait preuve face aux membres du Coven se tourne vers lui et le déchire, épaisseur par épaisseur, mensonge par mensonge.

Il la regarde faire avec un air presque détaché. Elle est si pleine de colère, Ranya, et il a presque envie, au milieu de tout ça, de lui demander qui l’a blessé. A cause de qui, de quoi, a-t-elle du monter de telles barrières, de telles protections tout autour d’elle. Au final, c’est jamais qu’une distraction. Un moyen d’essayer d’esquiver les vérités qu’elle lui balance.

Le truc c’est que tout ça, il le sait.

Il a grandit dans le milieu. Il savait qu’il serait patineur avant de savoir son plat préféré. Il sait à quel point c’est cruel et injuste et la loi du plus fort. Il sait qu’il n’est pas à Leiar pour panser ses plaies en privé. Il sait que sa mère a simplement abandonné, qu’elle le voit comme un produit périmé. Il le sait. Il l’a toujours su. Il n’est qu’un instrument dans les doigts de sa mère et pendant très longtemps ça a été suffisant parce qu’il aime patiner. Il aime patiner avec une force qui le paralyse parfois.

Quand elle lui présente ses voix, ses options, il peut pas s’empêcher de sourire. Il sait pas si il doit trouver ça mignon ou effrayant, l’importance qu’elle apporte à tous ça. Au final, ils se connaissent à peine. Ils ont peut-être soufferts ensemble dans une salle au parquet brillant et aux miroirs trop grands, il y a des années de cela. Mais entre-temps, ils ont grandis. Ranya s’est créée, ici, espèce d’hybride entre l’illusion qu’elle était et la brute pleine de grâce qu’elle lui présente maintenant.

Ian s’est construit et déconstruit sur la glace.

Il y a beaucoup qu’elle ne sait pas et c’est en partit avec les réponses vagues de Ian. Le truc c’est qu’il a beau savoir tout ça. Savoir qu’il n’a jamais été qu’un patin, une marionnette entre les doigts de sa mère, c’est une chose. Avoir quelqu’un en face de lui le reconnaître, le lui dire et lui dire que c’est fucked up. Ça en est une autre.

Ça fait mal.

Parce que c’est vrai. C’est vrai et il sait pas si il peut le reconnaître à l’oral. Il sait pas si il va arriver à lui dire que c’est la deuxième option qu’il a choisi. Qu’il tâte le terrain depuis des mois auprès de ces contacts pour essayer de trouver quelqu’un pour le coacher. Il ne dit pas que son plan c’est de quitter la PC dès qu’il le peut.

Il y a bien longtemps que Ian sait qu’un jour, il sera seul. Il s’y est préparé. C’est arrivé plus tôt que prévu. C’est arrivé de la pire manière possible. Mais il a toujours su que c’était une possibilité parce que Diane a toujours été plus une coach qu’une mère et qu’on peut changer de coach.

A sa manière, sous ses airs hargneux et féroces et ses vérités qui blessent, Ranya est une des premières à y croire.

A le regarder, lui, le patineur brisé et à lui dire, remonte sur tes patins et gagne.

C’est pour ça que quand elle part, il sourit.

Elle y croit.