Une blague de plus dans la vie de Salomé.
Un énorme pied de nez qui lui tend l'univers tandis que les étoiles étincellent par-delà l'horizon, lui crevant presque les rétines.
Et elle croit la discerner au loin.
— Maya...
Elle attend une réponse mais rien.
Une présence quelconque ou juste Cobal lui étreignant la main pour la réconforter mais rien.
Pas même le vent pour venir la saluer.
Juste l'immensité du ciel qui s'impose à elle et lui donne des haut-le-cœur tandis que son corps entier lui hurle qu'elle a réussi à compter jusqu'à neuf.
Mais elle a abandonné à quatre.
Presque cinq.
Elle serre les poings face à ce calcul mental et ces mois égrenés qui lui fileraient presque la gerbe, mâchoires contractées, dents qui grincent.
Il n'y a plus rien à dire désormais.
Plus rien à attendre.
Et pourtant...
Elle n'a pas besoin de se retourner qu'elle sait déjà, comprend et espère.
Compter jusqu'à neuf pendant que d'autres comptent jusqu'à quatorze.
Compter jusqu'à neuf pendant que le ciel hurle et qu'elle sourit face à ce reflet qui n'est pas elle, pas tout à fait, une ombre de plus qu'elle discerne et qu'elle entraperçoit, une ombre de plus qu'elle a déjà nommée pour ce début de soirée.
— Maya.
Et elle le répétera.
Encore et encore et encore et encore et encore.
Jusqu'à ce que son souffle s’épuise.
Jusqu'à ce que sa respiration se brise.
Jusqu'à ce que.
— Maya !
Il n'y a plus d'étoiles sous ses yeux.
Il n'y a plus d'étoiles à ses pieds.
Il n'y a plus que Maya face à elle.
Maya qui sourit.
Maya qui s'éteint.
Maya qui scintille.
Maya qui revient.
Il est plus que temps de commencer à compter.
— Maya... On pouvait pas trouver nom plus stupide, vraiment.
Un mètre pour les séparer. Un mètre que la Médecin se prépare à franchir pour se retrouver auprès de Maya et la contempler de plus près. Maya et sa chevelure rousse, Maya et son visage fin, Maya et ses yeux enflammés, Maya et ses seize ans, Maya comme une simple imitation déformée de Salomé. Cheveux plus longs peut-être.
Se rapprocher et constater une supercherie.
Se rapprocher et se rendre compte de la présence d'un miroir en lieu et place de Maya.
Elle le franchit, ce mètre, ce maudit mètre, elle le franchit et elle pourrait toucher Maya si elle le souhaitait. Mais elle s'abstient, aujourd'hui comme pour les jours à venir, elle s'y refuse et garde le silence.
Cela fait longtemps qu'elle ne cherche plus à comprendre.
— Ça fait quoi, dis ? De se tenir debout et de respirer tandis que tu m'as éventrée ? Ça fait quoi, dis ? De sentir l'air contre sa peau et l'herbe sous ses pieds pendant que j'erre au loin ? Ça fait quoi, hein ?
— Maya, arrête...
— C'est pas comme ça que t'imaginais notre première rencontre ? Moi non plus, à vrai dire. Cela fait déjà deux minutes que je te vois et je ne t'ai toujours pas craché à la gueule alors estime-toi heureuse !
— Ce n'est pas une première rencontre, Maya, mais des retrouvailles.
Maya éclate de rire sans se départir de ces prunelles acérées qui sont les siennes et qui vrillent le cœur de la Givrali.
— Parce que je comptais pour toi, avant tout ça ? Parce que tu m'as seulement jeté un regard alors que j'étais là, tapie comme un rat, à t'attendre et à t'écouter pendant que tu m'ignorais ?
— S'il te plaît, Maya...
— Et ça n'a pas suffi. Tu veux quoi, Salomé ? Que je te laisse m'implorer pour mon pardon ? Que je te dise quoi faire pour réparer tes conneries ? Que je t'offre une bonne conscience pour que tu puisses te regarder dans un putain de miroir sans manquer de l'exploser chaque matin ?
— Laisse-moi juste te parler, Maya !
— Pour me dire quoi ? Que tu es désolée ? Ou que tu ne l'es pas, va savoir ! Y a rien à dire, Salomé. Rien à expliquer.
Maya lève la tête, apercevant le corps minuscule d'Algernon qui se dessine, souriant tendrement vers ce dernier.
— C'est pas pour moi que tu t'es perdue dans les étoiles, n'est-ce pas ?
Silence.
— Mais pour lui. Il a le même regard stupide que toi, sache-le.
— Tais-toi, Maya.
— On aurait presque pu faire une belle photo de famille, tous les trois, glisse Maya avant de pointer le Picassaut du doigt, dommage que lui soit une pièce rapportée !
— Laisse-le, Maya !
— Si c'est pas malheureux de l'avoir fait passer avant moi... Mauvais choix, Salomé. Un de plus. Tu dois avoir l'habitude, maintenant...
À son tour, Salomé comprend ; Maya ne s'est jamais arrêtée de compter.
Il n'y a plus de sourire pour Maya qui se contente de tendre le bras vers l'oiseau pour mieux le faire venir à elle.
— Regarde ! Il doit nous confondre... Crétin de piaf. Tu voudras bien me rappeler depuis quand les gitans possèdent des Pokémon ? C'est pas une coutume de chez nous, ça.
— On s'en fiche, Maya.
— Moi pas. C'est nos origines que tu renies, tu le sais ? C'est notre héritage sur lequel tu craches ! Pour un abruti d'oiseau pas foutu de faire la différence entre nous deux !
— Maya...
Comme pour donner de l'écho à ses mots, un crachat finit par atterrir le long de la joue de Salomé. Bien joué, Maya. Mal visé, Maya, car c'était l'un ou l'autre des yeux de la rousse qu'elle s'était fixée comme objectif.
— Cinq minutes. Cinq putain de minutes. C'est parce que tu gémis trop, ça me monte à la tête.
Du revers de la manche, Salomé s'essuie, effaçant toute trace du geste de Maya mais sans réussir à l'oublier malgré tout.
Elle le sent encore collé contre sa peau.
Une simple bise brisée finalement devenue mollard.
— Je pourrais te montrer... comment ça s'est passé cette nuit-là. Ça te plairait, dis ?
Algernon à portée de main et le voilà cueilli comme une étoile, Maya le décrochant du ciel avec le plus grand soin. Calme, patient et désireux de connaître la suite, le voilà tout entier dévoué aux mains de Maya.
Et Salomé qui sent son cœur se serrer face à cette vision d'horreur.
— À quoi tu joues, Maya ? Il est fragile...
— Presque autant que moi, murmure Maya avant de croiser le regard orageux de la rousse, mais tu ne t'en es jamais préoccupée avant aujourd'hui ; seulement de cet oiseau inutile qui t'abandonnera comme tous les autres.
— Disparais, Maya !
— Mais je ne serais pas partie, moi. Je serais restée. C'est là toute la différence.
Cœur sur le point d'exploser, les yeux de Salomé s'arrêtent tour à tour sur Algernon puis Maya, comme pour démêler le vrai du faux, comme pour tenter une percée dans cette nuit froide et mystique.
— Et tu veux savoir pourquoi ? Parce que tu aurais continué de faire ce que le monde entier exècre, Salomé. Mentir. Mais c'est aussi ce que tu sais faire de mieux.
— Relâche-le, Maya !
— Faulkner est parti. Et Ranya ? Oh Ranya ! Laisse-moi rire ! J'ignore qui de toi ou d'elle est la véritable blague mais crois-moi, ça vaut le détour, riposte Maya tout en caressant le Picassaut, et tu voudrais que je desserre mon étreinte ?
— Pitié, Maya...
— Mauvaise réponse, Salomé... Et mauvaise nouvelle, paraît que je suis à ton image... Enfin, plus ou moins...
À ces mots, la Givrali se jette sur Maya.
Encore une fois, cette dernière l'a devancée, reculant d'un saut preste et agile tandis que six pieds les séparent.
Fossé difficilement franchissable désormais car le vide s'est ouvert entre elles et avec, des étoiles qui surplombent ce néant impénétrable.
— Tes chères étoiles sont là, Salomé. Et si tu allais les rejoindre ?
Comme un air de déjà-vu, Lucifer en moins.
La rousse se force à reprendre une respiration calme et soutenue pour ne pas vaciller tandis que le Picassaut s'ébroue entre les doigts fins de Maya pour mieux retrouver sa liberté.
— Pas sans toi, Maya. Et pas sans lui.
— Déjà que sauver l'un ou l'autre, c'est compliqué alors tu imagines pour nous sauver tous les deux ? Tu perds ton temps, Salomé. Va-t-en. Saute.
Elle se rappelle.
Comment l'oublier ?
Cette nuit stupide.
Compter jusqu'à seize avait été aisé.
Tandis qu'atteindre sept est douloureux aujourd'hui.
Les plumes d'Algernon chutent comme des larmes.
Blanc contre noir.
Maya qui rit.
Maya qui sourit.
Algernon qui crie.
Et Salomé.
Oh Salomé !
Comment l'oublier ?
Cette nuit stupide.
Cette nuit sans vide.
Cette nuit sous vide.
Fermer puis rouvrir les yeux pour toujours n'avoir qu'une seule image ; Maya.
Rouvrir puis fermer les yeux pour toujours n'avoir qu'une seule image ; Algernon.
Elle l'entend avant de le voir.
Le corps désarticulé de l'oiseau qui craque sous les phalanges de Maya.
Maya qui rit.
Algernon qui tombe.
Et Salomé qui s'élance.
Dévore le huit.
Tous les huit du monde.
Comme une sensation de vertige longuement oubliée, comme une vieille amie retrouvée, comme un souvenir ajusté.
À nouveau elle comprend.
Il est vrai que Maya n'a jamais fini de compter.
Il est aussi vrai qu'avec ce mois d'avril, elle a fini par compter jusqu'à neuf.