Mes yeux sont bleus. Maman en est très fière, de tous ses enfants nous sommes les seules avec Charlie à avoir les yeux si bleus. Les autres ont tous un cercle jaune autour de leur pupille, plus ou moins prononcé. Le pire étant bien sûr Blanche, qui a hérité des yeux marrons de Papa. Alors Maman est très fière de nos yeux, même si c'est vrai qu'elle aurait préféré qu'ils soient verts, c'est plus rare comme couleur, plus demandé par les marques publicitaires. Mais nos yeux sont clairs, il faut bien en prendre soin. Toujours avoir des lunettes de soleil dans son sac. Parfois je m'imagine avec les yeux verts, je me demande si les enfants aux yeux verts doivent porter des lunettes de soleil aussi.

Mes cheveux sont noirs. Très longs, comme Maman les aimes. Elle a eu peur que je fasse comme Charlie et que je me mette à les couper toute seule aussi. Mais je ne suis pas comme Charlie. Je ne les coupe pas. Maman dit que c'est la seule bonne chose que j'ai pris de Papa, pas de ne pas être comme Charlie, mais les cheveux noirs. Un vrai noir, dit Maman, pas comme le sien qui tire plus sur le brun et qu'elle est obligée de colorer. Obligée. Maman ment souvent. Moi, pas trop. Surtout, je ne parle pas, c'est peut-être pour ça que je ne mens pas beaucoup. C'est une mauvaise chose que j'ai pris de Papa. Ne pas parler. Pas ne pas mentir. Madame Perrine dit que c'est bien de prendre mon temps, mais que je ne dois pas me fermer aux autres pour autant.

Mon nez est droit. Une autre mauvaise chose que j'ai pris de Papa. Maman dit que quand j'aurais l'âge on ira à la clinique, et mon nez deviendra concave comme le sien, parce que le nez concave est le nez parfait. Je ne sais pas si je veux le nez concave de Maman. Mamie dit qu'avant, Maman avait le nez droit comme moi, et que c'est ridicule de l'avoir changé. Maman dit que c'est faux, mais Maman ment souvent. Moi aussi, je crois. C'est Charlie qui dit ça. Que je mens. Que je ne peux pas être tout le temps d'accord avec Maman. Que j'ai le droit de m'énerver des fois. Mais je n'écoute pas Charlie. Je ne m'énerve pas.

C'est peut-être une mauvaise chose que j'ai pris de Papa.

Ma peau est pâle. Maman dit que c'est une bonne chose. J'ai moins de grains de beauté que Charlie, Maman dit que c'est une bonne chose aussi. Charlie va trop souvent au soleil sans crème solaire. On doit prendre soin de notre peau, elle est fragile, comme nos yeux. Jamais sans lunettes de soleil, jamais sans crème solaire. Maman dit que le soleil est notre ennemi, qu'il peut nous rendre malade si on reste trop longtemps avec lui. J'aime sentir la chaleur sur ma peau. J'aime les reflets sur l'eau. Je me demande si le soleil se sent seul, à voir tout le monde fuir dès qu'il apparaît. Mais tout le monde ne fuit pas devant le soleil. L'épaule de Charlie est devenue toute rouge une fois. Elle a eu mal, et a eu un peu de fièvre. Maman ne ment pas tout le temps. Charlie a continué à être rouge.

Mes mains sont colorées. Il faut beaucoup les frotter, sinon Maman s'énerve. Elles sont toujours très propres quand Maman s'énerve. Je n'aime pas qu'elles soient très propres. Je préfère quand elles sont pleines de couleurs, comme celles de Papa. Mais Maman n'aime pas. Mes mains sont toujours propres. Charlie a raison, je mens souvent. Ou plutôt, je ne parle pas. Madame Perrine me fait faire des exercices. Essaie, de me faire faire des exercices. Je l'aime bien Madame Perrine. Elle est très douce, et elle sent la vanille. Son nez est droit. Je ne lui dis pas que ce n'est pas une bonne chose. Je me demande si elle l'a prit de son papa elle aussi. Je ne lui demande pas. Madame Perrine ment souvent, elle aussi. Comme moi, comme Maman.

Mes jambes sont courtes. Mais fines, dit Maman. C'est une bonne chose. Elle dit que bientôt nous auront les jambes aussi grandes que celles de William. C'est pour ça qu'il faut prendre nos vitamines. Maman parle souvent de notre taille, à Charlie et à moi. Elle dit qu'on est nées prématurées. C'est pour ça qu'il faut prendre soin de notre corps. Elle dit que ce n'est pas sa faute à elle. Qu'on était déjà des gagnantes, qu'on voulait être en première position. Maman sourit quand elle dit ça. Papa ne sourit pas. William ne sourit pas. Charlie aurait sourit si elle avait été là. Quand William est énervé il dit que c'est quand même une sacré coïncidence que des jumelles soient nées Gémeaux. Quand il dit ça, Papa prend ma main est nous allons dans l'atelier pour peindre. Il ferme la porte pour que le silence revienne. Aucun de nous deux ne parle. J'aime bien le silence.

Mes pieds sont grecs. Je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Maman ne s'intéresse pas à mes pieds, tant qu'ils sont propres. C'est Blanche qui me l'a dit. Qu'ils étaient grecs. Elle l'a vu dans un magazine, apparemment ce n'est pas très rare. C'est peut-être pour ça que Maman ne s'y intéresse pas. Depuis que Charlie est partie Blanche me parle tout le temps. Elle est passionnée par tout ce qu'elle fait, et elle aime beaucoup en parler. Moi, ça ne m'intéresse pas. Je reste silencieuse. Mais je ne crois pas que ce soit important pour elle que je réponde, elle aime juste parler. Je préférais quand Charlie était là. Je préfère aller dans l'atelier avec Papa. On ne parle pas avec Papa. On peint. Madame Perrine me laisse dessiner. La thérapie par l'art. Maman dit que c'est ridicule.

Ma voix est jolie. Enfin, avant. Comme un Passerouge, me disait Mamie. Maintenant elle est plus grave, et Mamie ne dit plus rien quand elle l'entend. Elle sourit. Ça me fait sourire aussi. J'aimerais bien que Charlie sourie avec Mamie et moi, mais Charlie ne met pas de crème solaire, Charlie ne prend pas ses lunettes de soleil, et Charlie s'est coupée les cheveux. Charlie n'est pas là. C'est silencieux chez Mamie. Je n'aime pas le silence. Madame Perrine dit que je fais des progrès. Madame Perrine ment. Comme moi, comme Maman, comme Mamie. Pas comme William. William dit que cette famille m'étouffe, comme elle l'étouffe lui. Que je devrais rejoindre Charlie. Charlie dit qu'elle s'amuse. J'ai du mal à savoir quand Charlie ment.

Mon cou est fin. Comme mes jambes. Mon cou est fragile. Comme ma peau, comme mes yeux. Madame Perrine me dit d'essayer de parler de l'accident. Je ne parle pas. Je dessine. Ce n'était pas un accident. – je dis, dans ma tête. Madame Perrine dit que ma tête est fragile, qu'il faut en prendre soin, comme ma peau, comme mes yeux, comme mon cou. Elle le dit à Maman, pas à moi. Je ne suis pas là. J'entends. Une mauvaise chose que j'ai pris de Charlie. Écouter aux portes. Je me demande si c'est une mauvaise chose qu'on a prit de Papa. Madame Perrine me dit d'essayer de parler de ma crise de panique. Je ne parle pas. Elle me demande si je veux dessiner. Maman n'aime pas quand je dessine chez Madame Perrine. Je ne dessine pas. Madame Perrine dit que je fais des progrès.

Ce n'était pas un accident.
Ce n'était pas une crise d'angoisse.
Je dis, dans ma tête.

C'est mon cou qui est fragile. Comme ma peau. Comme mes yeux. Comme mes jambes. Comme mes mains. Comme ma voix. Ma voix qui est partie toute seule, comme ça, sans prévenir. Mutisme sélectif a dit Madame Perrine. Pas de problème physique. Un trouble mental, dit Blanche, qui ne prend que les mauvaises choses de Papa et Maman. Je ne parlais déjà pas beaucoup avant. Une grande timide, disait Mamie. Quand Charlie était là les mots sortaient plus facilement, elle était timide avec moi. Maintenant Charlie n'est plus là, et moi je ne parle plus. Elle a peut-être volé les quelques mots qui me restaient. Elle les as mis dans sa valise et m'a laissée seule avec mon cou fragile et toute les mauvaises choses que j'ai prises de Papa. Son silence. Je me demande si Charlie aime le silence.

Mes pinceaux sont toujours propres. Souvent je les frotte trop fort, Papa m'arrête, il me montre les siens. Ses pinceaux sont tous beaux. Pleins de couleurs, comme ses mains. Maman n'aime pas que Papa ai les mains sales, mais elle ne dit rien pour les pinceaux, elle soupire juste, sourit. J'aime bien quand Maman sourit. Je crois que Maman et moi on est pareilles. Elle frotte trop fort ses mains, comme mes pinceaux, comme mes mains à moi, comme celles de Charlie. Mais Papa n'est pas là quand elle frotte trop fort. Papa ne lui montre pas comme ses pinceaux à lui sont si beaux, si colorés. Papa ne parle pas. Et je ne parle pas. J'ouvre la porte de l'atelier et la referme derrière moi. Je ne sais pas si j'aime ce silence. Madame Perrine doit avoir raison, je fais des progrés.