Anna est dans son coin, toujours. Les mains dans les poches de son sweat, sa capuche quasiment toujours remontée pour cacher le caprice de ses cheveux teints en vert, l’air sévère, fermée. Si vous regardez plus attentivement, vous reconnaissez en elle l’attitude du pokémon sauvage timide, celui qui vous regarde de loin, curieux, sans oser approcher. Mais c’est dur à voir, c’est dur à comprendre, qu’Anna est juste une gamine maladivement timide et maladroite. C’est si dur parce qu’elle est grande pour son âge, parce qu’elle a le regard méchant, parce qu’elle parle mal, parce qu’elle jure, parce qu’elle a ce comportement instinctif de délinquant violent.

Anna est maladroite, elle ne sait pas se contrôler, elle ne sait pas se comporter en société. Sensible, susceptible, peureuse, elle réagit au quart de tour à tout ce qui lui arrive, et rarement de la bonne façon. Elle agresse souvent ceux qui essayent tout simplement de l’aider, et le regrette juste après. Elle cache surtout, depuis son enfance, sa passion, ou plutôt sa fascination pour les pokémon. Elle nie continuellement les adorer, dans un comportement “Nan mais j’comprends pas pourquoi vous vous échauffez sur ces trucs”. Même si bon, depuis qu’elle a rejoint cette école, on ne peut plus dire qu’elle soit vraiment crédible. Mais elle s’entête, apeurée à l’idée de dire au monde à quel point elle aime ces petits pokémon qui ne sont aimés de personne, tous ces poisons, tous ces insectes, qui font crier de peur toutes les filles et devant qui elle bave et s’attendrit..

Anna, ça a longtemps été la cancre de la famille. Ses trois grandes soeurs étaient belles, douces, gentilles, talentueuses, destinées à suivre les traces de leur sublime mère, gérante d’une pension. Pas de père à l’horizon, celui s’était séparé de sa femme aux trois ans de la petite dernière, qui était donc la seule à n’avoir aucun souvenir de présence masculine dans la famille. On attendait, bien sûr, qu’Anna soit comme ses soeurs. Il était attendu d’elle qu’elle soit aussi amoureuse des pokémon, surtout les fée, qu’elle soit féminine, et qu’elle aide à l’entreprise familiale et qu’elle aide le projet d’expansion sur Kalos.
A partir du moment où un tel moule a été créé pour toi, à partir du moment où on attend tant de choses de toi, il ne faut pas s’étonner que la gamine soit partie à l’opposée.

Anna, elle fut vite connue comme le garçon manqué. Pour rien, en plus, elle aimait juste moins les roses, préférait les voitures aux poupées, trouvait les robes inconfortables. Sa timidité naturelle l’handicapait quand il s’agissait de dire explicitement ce qu’elle voulait. Elle aurait bien voulu leur dire qu’au fond, même si elle n’aimait pas le rose, elle trouvait le rouge très joli, et que c’était pas la peine de l’habiller uniquement en bleu. Elle aurait bien voulu expliquer que ce n’est pas qu’elle n’aimait pas les pokémon, juste qu’elle trouvait les pokémon fées effrayant, et qu’elle préférait largement les insectes. Mais tout ça, elle ne savait pas le dire, elle ne savait pas l’expliquer, elle s’énervait pour rien et finissait toujours pas dire des choses qu’elle ne pensait pas.
“Tu sais Anna tu peux nous le dire si tu as peur des pokémon, on peut t’aider tu sais.
-Mais non j’ai pas peur moi !
-Il faut pas avoir honte, on te jugera pas si…
-Mais arrête de me coller ! J’comprends juste pas ce que vous trouvez à ces trucs ! C’est à rien y comprendre ! J’le trouve insupportable c’est tout alors fous-moi la paix ça te regarde pas ! Ils sont moches tes trucs !”
Une parfaite adolescente, vous me direz. En pleine crise de contradiction, en complet malaise de ne pas pouvoir dire ce qu’elle aime.

Anna grandit donc sans pokémon, bien qu’entourée par eux. On la garda bien loin des affaires de famille et, sans vouloir explicitement la rejeter, elle se retrouva souvent seule dans un coin de la maison. Naturellement, son côté garçon manqué s’accentua, elle se teint les cheveux en vert juste pour énerver sa mère, “Faut qu’t’arrêtes de croire que je vais être tout ce que tu veux que je sois maman”. On se désespérait, sans jamais virer dans la violence.
“Elles parlent de moi, en chuchotant, dans leur coin, et parfois j’entends, parfois j’entends pas, mais moi j’sais, j’sais de quoi elles parlent. Alors je me renfrogne, j’enfonce plus loin mes mains dans mes poches, et p’tete même que je lance un coup de pied dans un pokémon. Juste pour entendre leurs murmures choqués”.
Elle aida souvent des pokémon sauvages ou abandonnés. Elle se montrait discrète, se réfugiait d’autant plus dans sa capuche quand elle le faisait, faisait attention à ce que personne ne sache qu’elle faisait une bonne action. Parfois, elle se faisait repérer, et dans un mouvement brusque elle niait tout.
“Nan mais il me barrait l’passage alors j’l’ai décalé c’tout. J’m’en fous moi de ton pokémon. En plus c’est juste une araignée quoi, c’moche les araignées.”
Elle adore les araignées. Elle les aime incroyablement.

“Anna, tes soeurs et moi en avons parlé, il faut vraiment que tu règles ce problème que tu as avec les pokémon. C’est ridicule et injustifié.
-T’as pas à me dire c’que j’dois aimer ou pas m’man.
-Peu importe Anna. Tu as quinze ans et j’en ai marre de te voir t’enfermer dans une politique de violence, de haine et surtout d’ignorance. Normalement, je t’enverrais en voyage pokémon, comme tes soeurs, mais tu as besoin de cadre, d’expérience. Te connaissant tu vas juste t’arrêter à la prochaine ville et ne jamais t’intéresser aux pokémons.
-Non sans blague....
-Alors je t’ai inscrite à la Pokémon Community. En option Coordination. Si en sortant de là, tu es toujours enfermée dans ton obstination, je ne m’obstinerai plus à te faire aimer les pokémons. Mais tu devras finir ta scolarité là-bas.
-Ouais ouais c’est ça.”
Pourtant, derrière son air blasé, Anna sautait de joie. Elle avait entendu parler de la Pokémon Community. Il parait que tu recevais un pokémon là-bas. Et que tu pouvais en récupérer plein d’autres. Et qu’il y avait des pokémon partout. Et que tu apprenais plein de choses. Et surtout, elle serait enfin loin de cette pension rose à paillettes.

Bien sûr, Anna grogna tout le chemin. Elle fit un scandale. Refusa d’y aller, tout en sachant que sa mère s’obstinerait encore plus si elle se rebellait. C’était l’objectif. Elle fut bientôt dans le Ferry en direction de Lansat, le coeur battant, pleine d’espoir. Elle serait enfin sociale, elle arriverait enfin à s’intégrer, elle allait pouvoir aimer ouvertement les pokémons, tout ses problèmes allaient se volatiliser en rejoignant cette école… En tout cas c’était ce qu’elle espérait.
Bien sûr, il fallut que l’immense école l’intimide. Elle était terrifiée de voir autant de monde, autant de choses qu’elle ne connaissait pas. Bien sûr, devant le collectionneur et ses questions absurdes, elle se braqua, elle  l’agressa plus qu’elle ne répondit à ses questions, nia toute affection pour les pokémon, “et puis de toute manière qu’est-ce que ça peut vous foutre”. Heureusement, elle ne fut pas virée de suite, malgré une sévère réprimande qui la rendit muette pendant de longues minutes.

D’autant plus muette lorsqu’elle vit apparaître dans ses bras un Venipatte. Un pokémon de type insecte et poison, ses deux types préférés. D’une délicieuse couleur violette, adorable, la regardant d’un air blasé si semblable au sien. Il était à elle, rien qu’à elle, son petit pokémon qui la suivrait partout maintenant.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Anna se laissa aller aux larmes tout en serrant contre son coeur la petite bestiole, qui ne comprenait pas grand chose de ce qu’il se passait. En quittant la pièce, elle offrit au collectionneur un de ses très rares sourires, un sourire rayonnant d’enfant.

Malheureusement, dès qu’elle quitta la pièce et croisa le regard de quelques personnes passant dans les couloirs, elle renferma ses larmes, enfonça ses mains dans ses poches et reprit cette expression fermée qu’elle n’arrivait plus à abandonner.