« Surmenage. Je me suis évanouie en plein travail. Trois fois. On m’a trouvé un analyste. Me voilà donc chez vous.»
Et encore, la jeune et talentueuse chef cuisinière ne parlait pas des multiples malaises qu’elle avait fait seule, dans sa chambre. Bourreau de travail qu’elle est, elle comptait tout faire pour retrouver les fourneaux, même mentir, après que son employeur l’ait priée d’aller voir un médecin. Puis ce psy. Il y avait quelque chose qui n’allait plus chez elle, toute l’équipe l’avait vu. Et si cela venait d’une surdose de travail, ça n’aurait étonné personne.
« - Qu’aimez-vous dans la vie, madame ?
- La cuisine.
- Je n’en doute pas, vous en avez fait votre métier, et vous en êtes heureuse.
- Oui.
- Outre la cuisine, il y a bien quelque chose que vous aimez.
- Je ne vois pas.
- Vous êtes ici pour réfléchir, madame. Je vous accorde tout le temps nécessaire pour le faire, et me donner une réponse.
- Je ne sais pas… Je… mmh… La chaleur. L’espace. J’aime avoir mon espace vital. Bien sûr, je ne l’ai pas trop, enfin, je ne l’ai pas trop en cuisine, et je me paye des chambres assez petites à Kalos... Mais ça me suffit. Je n’ai besoin que de peu de choses, donc je n’ai pas besoin d’espace. Et puis ça coûte moins cher… Et les gens aussi, j’aime le contact humain… Enfin là non plus, ce n’est pas tous les jours que je rencontre des gens et… Mais je suis heureuse !...
- Vous n’avez pas besoin d’espace ? Des gens ?
- Non. Enfin…
- N’avez-vous pas besoin de ce que vous aimez, madame ?
- Si, mais j’ai la cuisine pour ça…
- Vous avez peut-être besoin d’espace.
- …
- Tout comme des gens. Vous avez besoin d’en voir.
- Je… Je n’y avais pas pensé mais !…
- Vous avez oublié tout ce dont vous avez besoin pour votre métier. Il vous faut voir des gens. Je crois comprendre que vous vous sentez un peu seule ici… Vous avez bien fait la connaissance de personnes, ici à Illumis, non ? Contactez-les. Sortez. Voilà ma prescription.
- Mais je…
- Et voici votre notification d’arrêt de travail. Un mois, que nous renouvellerons éventuellement. En attendant, je vous note notre prochain rendez-vous… mmh… Jeudi, dans deux semaines.»
La jeune femme, choquée, se tenait immobile, sur cette chaise, la première sur laquelle elle était assise depuis des lustres.
Un mois sans travailler. Qu’allait devenir ses compétences de cuisinière, acquises dans les restaurants et cafés réputés de Kalos ?
« Contacter des gens… Oh, il y a bien cet homme, là, que tu as rencontré au terme d’une réception… » se dit-elle, « Après, tout, tu n’as pas beaucoup d’idées ma fille, et tu es forcée à ne rien faire… Diantre. Où est son numéro, déjà ? »
…
« - Alors, comment se sont passées ces deux semaines ? Avez-vous vu, rencontré des gens, madame ?
- Je suis allée voir quelqu’un, un chercheur. Nous nous sommes rencontrés dans le cadre de mon travail.
- Comment vous sentez-vous, madame ? »
Dure question. Que dire ? Non, ça n’allait pas mieux. Elle ne dormait plus, était nerveuse. Ne pensait qu’à son travail, qu’on lui avait retiré, qu’elle avait abandonné, rien que pour sa petite santé. Elle culpabilisait. Elle s’était laissé aller avec ce bellâtre. Jusqu’à ce qu’il rentre dans son intimité… Non, il ne devait pas la distraire de son métier. De sa mission. De son avenir. De son existence. Stop. Ça devait s’arrêter, ici et maintenant, tout. « Il faut que je reprenne, il faut que… »
Elle s’est effondrée. Les larmes n’arrêtaient pas de couler.
« - Mmh. Je vois.
- Non ! Vous ne voyez pas ! Qu’est-ce que je vais devenir ?! Je veux retravailler !
[…]
- Vous n’irez pas mieux si vous ne pensez qu’à votre travail. Il vous faut couper avec tout ça. Changez d’air.
- …
- En temps normal, vous résidez à Rhode, n’est-ce pas ?
- Oui, Phénacit…
- Il faut rentrer chez vous. Revoyez vos amis. Et prenez du repos. Vous en avez besoin.
- …
- Je vais contacter une de mes collègues là-bas. Je m’occupe de ça pour vous.
- …
- Vous reprendrez votre travail, ne vous inquiétez pas. Vous le reprendrez dans de meilleures conditions. Vous serez meilleure, comme jamais vous ne l’avez été ! »
Un léger sourire de la part de son interlocuteur. « Il a sûrement raison. Mais… »
« - …je n’ai pas le choix de toute façon, non ?
- C’est pour votre bien. »
Belle manière de répondre par la négative.
…
« Les tests sont positifs, madame. Toutes mes félicitations, vous allez devenir maman ! »
« Ah, pour changer d’air, c’est réussi. C’est carrément ta vie qui change ma vieille. Que vas-tu faire d’un lardon maintenant… et le père, ça ne peut être que l’autre… cet infâme… charmant… peu importe ! »
Avoir un enfant, voilà qui n’était pas encore dans ses projets. Ah, mais cette pause forcée ne s’y trouvait pas non plus. Autant combiner les deux, après tout.
« Je… oui. Je vais devenir maman. »
Cette affirmation scella sa décision. Elle allait garder cet enfant, devenir mère. Après tout, cette vaste maison aux abords de Phénacit pourrait enfin servir à y faire grandir l’enfant, au lieu d’être un pied-à-terre dans sa région natale, ou plutôt le lieu du séjour le plus court possible avant de trouver un nouveau contrat, le prétexte pour ne pas dire qu’elle ne vit que dans des chambres d’hôtels.
…
Naquit Yuri.
Enfant aimé, choyé. Qu’il est beau. Qu’il est calme. Qu’il est doux.
…
« Yuri, j’ai une bonne nouvelle. Maman va reprendre son travail ! » dit-elle en riant à son fils. L’accord de cette analyste de la région lui avait été donné peu après sa grossesse, et à maintenant 3 ans, il lui semblait convenable de penser que Yuri puisse voyager.
« Oh, tu vas aimer Kalos. D’abord, nous passerons à Illumis, où je vais travailler pour le restaurant où je travaillais avant que tu naisses, pendant quatre mois ! Et après, nous partirons pour Batisques, où je préparerai la carte des buffets de la Maison de Combat pendant un an ! N’est-ce pas fabuleux mon chéri ? »
De ces grands yeux bleus, Yuri la regardait, souriait, parce que sa mère souriait, elle aussi.
La petite famille prit l’avion dans la joie. Direction Kalos, donc.
…
Entre les retours à Phénacit et les séjours à Illumis pour le travail de sa mère, Yuri vivait sa scolarité par correspondance, ne pouvant rester dans une école trop longtemps.
« - Lâche un peu ce tissu, Yuri ! Que vas-tu devenir ? Tu y as pensé à ce que tu allais devenir ?
- Maman, c’est ce que j’aime !
- Mais enfin, ça ne mène à rien !
- Quoi ? Tu gagnes bien ta vie grâce à ta passion, non ? Je veux faire pareil ! C’est ça que je veux faire ! Je veux vivre de « ce tissu » !
- Oui, oui ! Et tes devoirs ? Tu en as fait ?
- …
- Ca va faire deux semaines que tu n’as rien fait. Ce n’est pas sérieux, Yuri ! »
Il ne pouvait pas dire le contraire.
« - Bien. Mon fils. Ça suffit. Tu deviens trop facilement distrait, et tu passes ton temps tout seul. Il te faut des camarades. Il te faut une école. Je vais t’envoyer en pension. J’en ai trouvé une pour toi.
- Quoi ?! »
Chamboulement.
« Pokémon Community. Sur l’île Lansat. Il y a un parcours mode. Je pense vraiment que cette école est faite pour toi. »
Après quelques disputes, il fallait bien qu’il s’y résolve. C’est vrai qu’il était seul, et que, peut-être, des camarades, des amis, ne seraient pas de trop. Et puis, elle avait fait un compromis, en acceptant qu’il étudie dans son « tissu »…
« - Je ne veux que ton bien. Tu le sais, hein ?
- Oui maman.
- Cette école sera parfaite pour toi. Je le pense vraiment. »
Après tout, il fait entièrement confiance à sa mère, qu’il aime tant. Elle a sûrement pris cette décision un peu à contrecœur, elle ne veut sûrement pas se séparer de son fils ainsi. Ça n’a pas dû être facile pour elle.
« D’accord… Oui. Je vais y aller. »