Cette toute petite phrase, lancée avec une colère qu’elle ne se soupçonnait pas, avait suffi à faire éclater le Phyllali. Lui qui restait quelque peu prostré sur son lit, comme blessé et honteux de la tempête qui s’abattait sur lui, s’était brusquement relevé pour lui faire face avec bravoure et lui tenir tête un minimum. Pour lui, c’était loin d’être un jeu. Il s’était volontairement sacrifié en solitaire pour sauver ses deux p’tites bestioles, mais il lui affirmait que c’était loin d’être un jeu. Son poing se serra, et se desserra quand la truffe froide d’Hilda se frotta contre son pouce. Elle avait raison. Elle avait beau être en colère contre Cael, elle ne voulait pas le frapper. Frapper un ami ? Comme ça, gratuitement ? Ca allait surtout montrer que ça n’avait aucune valeur à ses yeux, alors que c’était tout l’inverse. Cependant, le Phyllali n’avait pas terminé. Alors qu’elle allait lui répondre, il lui coupa à nouveau la parole pour reprendre, lui expliquant en hurlant presque qu’il faisait ça parce qu’il avait déjà pleuré quelqu’un qu’il avait été incapable d’aider, et qu’il avait passé trop de temps dans une déprime floue pour prendre le risque de recommencer à nouveau. Bizarrement, ça l’énerva encore un peu plus, et une nouvelle fois, elle allait répondre quand une sonnerie lui coupa la parole. Sans réfléchir, Cael attrapa son iPok et décrocha, pour parler à une certaine Cléo qui gueulait à l’autre bout du fil. La main de la Pyroli fusa, et elle arracha l’iPok des mains de Cael pour le coller à son oreille.
« Désolée, il vous rappellera plus tard… S’il est encore vivant. »
Puis, d’un geste souple, elle referma l’iPok pour le jeter sur le lit, ignorant avec superbe les vociférations de ladite Cléo au bout du fil, sans se rendre compte qu’elle avait oublié de raccrocher. Pas grave. Lâchant l’iPok des yeux, elle releva son regard améthyste vers Cael. Elle ne savait pas qui était cette Cléo, mais son appel avait au moins eu le mérite de couper net leur dispute. Aileen n’avait plus envie de hurler. Mais elle n’avait pas non plus envie de lui pardonner ce qu’elle considérait comme un manque flagrant de confiance. Pas envers elle, mais envers eux tous. S’il avait demandé de l’aide à Leonidas, à Dahlia, ou à n’importe quel autre ami de sa connaissance, elle se serait inclinée, rassurée de savoir qu’il n’y allait pas tout seul. Le problème, c’est qu’il y était allé seul, qu’il avait pris des coups, que ses deux petites souris avaient été blessées, et que sans l’évolution de Lucki, ça aurait pu être encore pire. Et si la même chose était arrivé à Sphax, lui avait-il demandé, qu’aurait-elle fait, elle, hein ?
« Sphax n’aurait pas eu besoin de mon aide pour les éventrer et faire un peu mumuse avec leurs entrailles avant de se laver dans le Lac Corail et de retourner dans la chambre comme si rien ne s’était passé. »
Sphax grogna d’un ton hautain, appréciant le fait que sa dresseuse lui reconnaisse ça. Il n’aurait eu aucun mal à se débarrasser des Spectre, des dresseurs, et en effet, en éventrer un ou deux, voire tous, pour rentrer chez lui, ça ne lui posait pas de problème. Il possédait un léger fond sadique qu’il ne manifestait pas, mais qui existait quand même. Et qui, chose surprenante (non, en fait), existait également chez sa dresseuse. Du bout de la patte, pas vraiment discret, l’Absol lui montra alors Silica et Feänor, prudemment assises sur le lit, et Kipling, caché derrière Sokka, ses petites pattes pelucheuses accrochées à la jambe du Riolu. Et pour eux, comment aurait-elle réagi ? Feänor leur aurait mené la vie dure avant de s’esquiver, elle le savait. Silica… Trop timide, trop timorée, elle se serait laissée frapper en pleurant doucement. Kipling… Il se serait roulé en boule en attendant que l’orage passe. Et si, au lieu de Mithos et Martel, Joris avait enlevé Silica et Kipling ? Les grondements sourds de Sphax et Hilda firent écho à ce qu’elle pensait. Elle l’aurait tué.
« J’aurais appelé mon frère et mon petit copain pour leur dire que mes Pokémon ont été enlevés. J’aurais appelé Dahlia pour lui demander si elle veut bien venir m’aider à les récupérer. Peut-être que je t’aurais appelé, toi, si j’avais considéré que tu avais suffisamment de tripes pour ça. » Son poing se referma à nouveau. « Puis je me serais avancée, toute seule, comme demandé, en leur laissant croire que je leur ai obéi, en laissant mes alliés du moment entourer les kidnappeurs pour leur tomber dessus, Pokémon inclus. Puis j’aurais fait un carnage. Une épaule luxée, ça aurait juste été la petite blessure la plus insignifiante parmi toutes celles que ce connard aurait pris dans la gueule. » Nouveau silence glacial. « Bref, je n’aurai jamais pris le risque d’y aller toute seule. J’aurais appelé mes amis. »
Son ton sonnait comme un reproche, et c’en était un peu un. Cael n’avait pas fait appel à elle. Il n’avait fait appel à personne, et il avait mis sa vie en danger. Ce qu’elle lui reprochait surtout, c’est d’avoir été tenue dans l’ignorance. Elle apprenait ça deux semaines plus tard, et même pas de lui, de vulgaires ragots de couloirs qu’elle écoutait sans trop faire attention. Et ça, franchement, ça lui faisait encore plus mal que d’apprendre qu’il était parti affronter trois caïds sans elle. Et après, il se demandait pourquoi elle était en colère ? Pourquoi elle était déçue ? Il lui disait très clairement la considérer comme une amie, et il la laissait dans l’ignorance de choses pareilles ?
« Et puis… Ton amie, vraiment ? Ton amie à qui tu ne dis même pas que tu as eu des problèmes ? Ton amie, qui découvre grâce à des RAGOTS, que tu as eu des ennuis, bien deux semaines après les faits ? Tu te rends compte que je l’ai su parce qu’un mec de ton dortoir me l’a dit, et pas parce que tu m’en as parlé ? » La brune posa la main bien à plat sur le bureau du Phyllali. Il fallait qu’elle se calme avant de dire des horreurs. « Sérieusement, Cael, c’est ça l’amitié pour toi ? Tu ne m’as pas demandé mon aide pour ne pas me blesser, tu ne m’as pas appelée pour ménager ma sensibilité ? Tu me prends pour quoi, une faible petite chose à protéger ? »
Son hostilité revenait au triple galop, exacerbée par sa colère. Trop longtemps, elle avait été considérée comme fragile par sa mère, qui l’empêchait de sortir et essayait au maximum de la transformer en poupée, avec les robes, le maquillage, la bonne éducation, les réceptions de Coordination, toutes ces choses qui exaspéraient fortement la petite fille qu’elle était à l’époque, cette petite fille qui ne pouvait rien dire, mais qui agissait pour s’échapper. Elle faisait le mur des hôtels où elles étaient, se fichant bien de l’étage ou de la dangerosité de sa fugue, elle quittait ces représentations ennuyeuses à mourir, elle se faisait oublier pendant les réceptions pour s’échapper par la grande porte quand sa mère avait le dos tourné. Puis elle avait intégré l’académie, le dortoir Pyroli, considéré comme le plus martial et le moins féminin des trois dortoirs féminins de l’académie. Elle était devenue sportive, Pokéathlète, préfète, préfète en chef, avait monté les grades, persuadée que cette image de gentille princesse fifille de Coordinatrice était loin derrière elle. Et en une tirade, Cael avait tout brisé. Sa main frappa à nouveau le bureau, avec colère cette fois.
« Tu ne sais même pas de quoi tu parles, Cael ! Tu me parles d’amitié, mais tu fais tout le contraire de ce qu’aurait fait un ami ! J’ai passé quatorze ans à traîner dans les labos scientifiques des villes où on allait pour essayer de retrouver mon père, en me disant qu’il serait heureux de me connaître, avant d’apprendre qu’il était au courant de mon existence depuis le début et qu’il n’a jamais pris la peine de venir me voir parce que sa sale bâtarde ne l’intéressait pas ! J’ai passé quatorze ans à voyager de ville en ville, d’hôtel en hôtel, sans un seul lieu à appeler maison et sans personne à qualifier d’amis, avec pour seule famille une Coordinatrice qui voulait avorter en apprenant qu’elle était enceinte et qu’il n’a pas pu parce qu’elle ne le pouvait plus, et avec l’humiliante impression qu’elle portait plus d’attentions à son clébard de concours qu’à l’étrangère à moitié sauvage qu’était sa fille ! » Sa gorge s’était serrée, mais sa voix n’avait pas failli. Elle avait envie de le planter là, de lui tourner le dos, de s’en aller. Elle resta. « J’ai reçu plus d’attentions en un an ici qu’en quatorze ans avec ma mère, et pour moi, chacun de mes amis est comme un membre de la famille que j’aurais voulu avoir ! Et voilà que j’apprends, par une tierce personne, et deux semaines plus tard, qu’un de mes amis a eu de gros problèmes et ne m’en a même pas parlé ! C’est ça, que tu appelles l’amitié ? C’est comme ça, que tu traites tes amis ? Si c’est le cas, j’aurais préféré ne pas en faire partie ! »
Le silence retomba d’un coup, lourd et tranchant comme une guillotine. Un grondement le brisa très vite. Sokka, toujours à côté de Lucki, la regardait en grondant, n’appréciant pas du tout ce qu’il entendait, et seul à le manifester de manière audible. Sphax et Hilda aussi, à leur manière, en la regardant de leur air accusateur. D’un seul coup, ce qu’elle venait de reprocher à Cael lui revint en pleine face. Non… Elle ne lui avait tout de même pas dit ça ? La honte. Comment avait-elle pu lui dire une chose pareille. Doucement, elle expira profondément, retrouvant son calme en même temps. Elle n’osait même plus regarder Cael. Lui raconter sa vie, comme ça… Elle n’en avait jamais parlé à personne. Ni à Loan, ni même à son frère. Et elle balançait ça, comme ça, en plus de lui dire qu’elle aurait préféré ne jamais le connaître ? Satisfait de son changement d’aura, Sokka cessa de gronder, et leva les yeux vers Lucki, comme en quête d’approbation. Doucement, sans oser le regarder, Aileen reprit la parole, faisant une chose qu’elle ne faisait habituellement pas. Reconnaître ses torts, et s’excuser.
« Désolée, Cael… C’est pas ce que je voulais dire. C’est juste que j’ai… Ce ne sont que des gamins, et ils voulaient juste t’humilier. Mais, je ne sais pas, je t’ai vu, plus vieux, plus âgé, dans la même situation, avec d’autres gens qui, eux, ne voudraient pas juste te faire un peu de mal. Tout le monde n’a pas ta loyauté et ta noblesse d’esprit, moi la première. S’ils t’ont eu par lâcheté, d’autres le feront aussi, et à ce moment-là, si tu es tout seul face à eux, non, tu ne pourras pas protéger tes Pokémon ou tes amis. Tu les verras mourir sous tes yeux, puis tu mourras à ton tour. » Silence gêné. Il ne fallait pas qu'elle le dise. « C’est bien de vouloir protéger ceux que tu aimes, Cael, mais il va falloir te faire à l’idée que ceux qui t’aiment veulent en faire autant pour toi. Ce n’est pas en les tenant dans l’ignorance de tes problèmes qu’ils pourront le faire. Aujourd’hui, j’ai pu faire peur à cet abruti en lui faisant comprendre qu’il aurait plus mal que toi s’il s’avisait de t’approcher à nouveau, mais après, quoi ? Est-ce que je devrais aller poser des fleurs sur ta tombe parce que tu es mort en voulant protéger quelqu’un ? » Nouveau silence. Puis, à contrecœur, elle finit par lâcher les mots qu’elle tentait de retenir le plus longtemps possible. « C’est juste que j’ai eu peur pour toi, et maintenant, je suis inquiète. Parce que je t'aime, parce que tu es mon ami. »