En ce monde, il y avait deux femmes uniquement qui pouvaient prétendre faire peur à Alban. La première était évidemment le Général Jackie, qui, entre nous, pouvait très bien rentrer dans une catégorie appelée « le troisième sexe », vu qu’il émettait quelques réserves à la considérer comme une dame. Après tout, une dame se devait au moins d’être délicate et féminine, ce qui semblait cruellement manquer à cette commandante de l’armée reconvertie. Bref, l’enseignante avait bien montré dès les premiers jours sur Cobaba qu’elle était capable de castrer quiconque aurait l’audace de lui tenir tête, d’à peu près 543 façons différentes. Autant dire qu’Alban n’avait pas envie de tenter l’expérience, bien merci pour lui. La seconde personne qui faisait flipper le jeune garçon autant que faire se peut, c’était cette vieille mamie aux airs adorables.
Oh certes, elle ressemblait plus à ces dames qui mijotent dans les sources chaudes de Vermilava ou s’enfouissent dans le sable pour profiter des effets bénéfiques de la nature. Mais au fond, Alban décelait un véritable démon. Elle lui faisait penser à un Padre de la mafia, avec son Skitty sur les genoux qu’elle caressait. Exit les Persian, c’est trop mainstream. Place aux petits chatons aux airs de chinois stupide, avec une couleur ridicule de surcroit. Bref, autant dire qu’il se tenait à carreau pour éviter de mettre mamie dans une rogne sans nom. D’autant plus que de ce qu’il en avait vu, elle maniait le couteau avec majesté et (beaucoup) trop d’efficacité pour que c’en soit rassurant. Il n’y avait qu’à voir son attaque furtive et son assassinat de Bob, le pauvre Magicarpe. Sûr que le malheureux n’avait même pas eu le temps de souffrir. Alban était sûr d’avoir entendu les arêtes du poisson craquer sous l’impact. Faisait-elle la même chose avec les gens ? Genre hop, un coup de couteau et on fendille la colonne vertébrale en deux, tranquille pépère ? Le Voltali ne préférait pas savoir, et il se força à se concentrer sur son ouvrage. Laisser vagabonder son esprit dans les abysses du film d’horreur ne le rassurait pas, bien au contraire. D’une main tremblante, Alban continua de couper son concombre, comme Karel le lui avait demandé, tandis que la grand-mère poursuivait son cours. De son côté, la jeune fille semblait avoir fini de ciseler sa ciboulette, en s’y attaquant grâce à une paire de ciseaux. La technique n’était pas conventionnelle, certes, mais fichtrement efficace. Le châtain regarda le petit tas avec satisfaction, et il se força à écouter la suite du discours de la vieille dame. A côté de lui, la Givrali ponctuait les actions de mamie gâteau pas si gâteau que ça de commentaires, auxquels Alban ne répondait pas, de peur de se faire entendre. Par contre, quand elle lui posa des questions, il ne put ignorer la fillette plus longtemps, et se pencha vers elle, l’air toujours aussi sérieux.
- Je miserai sur un parrain de la mafia, et on est au milieu de sa familia. Elle aurait appris l’art du déplacement furtif avec un des plus grands maîtres ninjas du siècle, souffla-t-il.
Avec son visage toujours de marbre et ses airs d’élève de tête de classe, autant dire que ça contrastait fortement et que ça avait de quoi être bien comique. Mais Alban n’eut pas le temps de s’attarder plus longtemps sur des spéculations concernant l’origine de leur terrible prof du jour, car déjà les étapes s’enchaînaient. D’un tour de main il trancha la baie Sitrus en deux pour en récupérer le jus. Ca les baies, ça le connaissait. Il en préparait tous les matins quand il était à Cimetronelle, pour ses Pokémon Vol. Karel lui avait d’ailleurs dit qu’elle préférait qu’il s’occupe du Magicarpe, et il soupira avant d’attraper le Pokémon. Il n’aimait pas faire ça, mais il allait devoir mettre la main à la pâte. Après tout, il ne pouvait pas laisser la pauvre petite Karel s’en charger elle-même… Etrangement, elle lui faisait l’effet d’une petite sœur ; la petite sœur mignonne et maladroite qu’il n’avait jamais pu avoir. A la maison, Arya était plutôt du genre complètement déjantée et bien trop bavarde pour qu’on imagine qu’ils aient des liens de sang. Tirant l’assiette vers lui, Alban hésita. C’était stupide d’hésiter. Il préférait faire la peau à ce Magicarpe déjà mort, plutôt que de risquer qu’on lui fasse à lui la peau. Il coula un regard vers Karel, et celle-ci semblait tout autant perdue que lui. Il l’écoutait donc raconter la raison de sa venue ici, et il put se détendre un peu. Comme il le pensait, Karel et lui étaient les seuls « étrangers » dans cette cuisine. Ils n’étaient venus que pour s’amuser un peu, rencontrer des gens et s’instruire. Rien à voir avec ces passionnés qui avaient l’air de jouer le titre de Top Chef.
- Moi aussi, en quelques sortes… J’adore visiter un endroit quand j’y suis, donc je prends le guide touristique, et j’essaye de compléter le maximum d’attractions… Celle-ci en faisait partie. Je voulais goûter les spécialités de Cobaba, de la meilleure façon…
Mais bon… Il laissa sa phrase en suspend ; nul besoin de mots quand ils se comprenaient déjà si bien. Il n’était pas à l’aise ici, ça se sentait. Prenant le Magicarpe, il haussa les épaules quand Karel lui demanda quoi faire. Il n’en avait aucune idée. Alors, il essaya d’enlever tant bien que mal la peau du Magicarpe en s’aidant de son couteau. Dieu qu’est-ce que ça collait, ce truc ! Il y avait sûrement une meilleure technique pour ça, mais il ne la connaissait pas. Il était en train de faire de la véritable charpie de la matière première, et il regarda discrètement mamie gâteau pour voir si elle ne l’espionnait pas. Apparemment non. Il essaya de détailler grossièrement le poisson pour avoir un gros bloc. Puis, il coupa les parts en cubes de façon plutôt satisfaisante, même si la chair commençait à se déliter et à partir dans tous les sens. Aaah, catastrophe. Sans attendre, il plongea le tout dans la baie pour une cuisson en express, espérant qu’une fois dans le bol, la grand-mère n’irait pas fouiller le tout.
Bon. Pour l’entrée, ils avaient tout. Restait plus qu’à monter le reste. La grand-mère continuait d’ailleurs son cours, en présentant le plat, cette fois-ci. Un colombo à base de Colombeau. Cela aurait pu être comique, si la situation n’avait pas été si grave. En ouvrant le frigo, Alban n’avait pas vu de pièce de viande, ce qui signifiait… que si la matière était aussi « fraîche » que le Magicarpe, il n’allait pas passer un bon moment. Et, comme il s’en était douté, le pire arriva.
- PLAT DE RESISTANCE ! annonça la mafioso. Il faut des Colombeau FRAIS pour un Colombo REUSSI.
Autour d’eux, les autres cuisiniers frétillaient. Posant la main sur une manette, la grand-mère la fit basculer, comme pour une machine à sous de Casino, et de grandes cages tombèrent du plafond sur la table. Comme ça, hop. Avec la gravité, les cages firent un boucan monstre. Il aurait suffi qu’Alban ou Karel aient la tête un peu penchée sur le plan de travail, et hop, plus de nuque. Ils étaient malades… complètement malades… Le garçon se retrouva alors face à un Colombeau, qui le regardait de ses grands yeux apeurés… Non… Ne me dites pas qu’ils devaient tuer ça ? Déjà qu’il avait eu des réticences pour le Magicarpe… Prenant son courage à deux mains, il entreprit d’ouvrir la cage, sans faire attention aux autres.
- Désolé Karel, mais je ne vais pas laisser cette pauvre bête se faire tuer de sang-froid, dit-il à sa camarade, en crochetant la serrure.
Une seconde plus tard, et l’oiseau était déjà hors de sa cage, volant vers le plafond, sous les cris des autres élèves. Semblant reconnaître des amis à lui qui piaillaient comme de beaux diables dans leurs cages respectives, le Colombeau fondit en piquet et alla délivrer un second, qui délivra un troisième, qui… mis une panique monstre dans la cuisine. Les gens hurlaient, la ninja aux chats sortait ses couteaux et attaquait dans tous les sens. Alban était pétrifié de ce qu’il venait de faire, et Karel n’en menait sûrement pas large non plus. Reprenant brusquement ses esprits, le châtain attrapa son sac, Zéphyr, et Karel par la main.
- Viens, je crois qu’il faut qu’on dégage, lui dit-il, avant de l’entraîner vers la sortie.
Un couteau vola vers lui, et, d’instinct, il remonta son sac à dos au niveau de son cœur pour parer le lancer. Il eut un sourire. De Top Chef on passait à Hunger Games ? Très bien. Il détala, et avisa un escalier qui descendait il ne savait trop où. La sortie du restaurant était fermée à clé, visiblement. Pas d’échappatoire possible. Il continua d’entraîner Karel vers le sous-sol, en espérant que là, ils pourraient ressortir. Ou à défaut… se cacher le plus longtemps possible, avec un couteau, une mouette et un renard pour seules armes !
Autour de lui, il sentait une agitation sans nom. Il lui semblait que les cuisiniers favorisaient plutôt la capture de leur gibier plutôt que la poursuite de deux gamins un peu trop turbulents. A côté de lui, il vit que Karel n’était pas forcément rassurée par la situation, et fit un pas vers la porte pour la cacher derrière son dos. C’était de sa faute s’ils s’étaient fourrés là-dedans, il n’avait pas envie qu’elle en paye les conséquences. Pour autant, le piètre héros qu’il faisait était tout de même mort de peur. Ses doigts tremblaient en pensant à ce que ces vieillards pourraient faire à leurs victimes - et à deux élèves d’une célèbre académie, au passage -. Ses yeux bleus vifs cherchèrent une échappatoire, n’importe quoi. Ils avaient beau être dans une cave, il devait bien y avoir une petite porte qui menait vers l’extérieur, non ? Il n’allait pas attendre qu’on vienne le chercher ici, quitte à creuser un trou à coups de couteaux ! Violent lui ? Oooh, si peu ! Avec une énergie nouvelle, Alban se mis à quatre pattes et déplaça doucement les sacs de provisions pour trouver une sortie. Au bout de quelques minutes, ses yeux se posèrent enfin sur une petite porte verrouillée. Bingo ! Il tenta de forcer la serrure mais le cadenas était condamné. Grognant, il fit venir Zéph’ jusqu’à lui. Un coup de Pistolet à O et la serrure céda. Doucement, Alban ouvrit la porte et passa la tête à l’extérieur. Étonnamment, ce passage menait tout droit vers une rue ! Se tournant vers Karel, il chuchota :
- Eh pssst Karel, viens, sortons par ici…
Puis, toujours à quatre pattes, il sortit suivi de la jeune fille. Une fois dehors, il l’attrapa par la main et entama une course folle à travers les rues pour s’éloigner le plus possible du restaurant. Heureusement pour eux, les tueurs en série devaient être complètement occupés par les Pokémon en liberté dans les cuisines. Personne ne les suivit, même si le châtain craignait que la mamie gâteau ne fasse tout pour les retrouver quand elle aurait réglé le problème. Que devaient-ils faire ? Retourner s’excuser ? S’enfuir sur une île voisine ? Hm ouiii, pourquoi pas. Haletant, Alban regarda Karel qui était tout aussi essoufflée que lui, et il lui sourit.
- Je pense qu’on est en sécurité, maintenant. Je retourne aux maisons, pour ma part. Fais attention à ne pas retourner dans le coin pour un petit moment, ce serait un peu risqué… En tout cas, j’espère qu’on sera en mesure de se revoir un de ces quatre, malgré cette rencontre... mouvementée.
Il lui sourit et se pencha pour caresser le Feunnec de la demoiselle. Puis, avec un dernier geste de la main, il salua la Givrali. Avec tout ça, son ventre était toujours désespérément vide et il n’avait pas encore pu goûter la spécialité de Cobaba. Bon, tant pis. Mieux valait ça que de se faire trucider vivant, n’est-ce pas ? Avec amusement, il avisa le bout de concombre qui était resté sur le dos de sa main. Tirant la langue, il goba la lamelle et esquissa un sourire quand le goût citronné vint relever la fraîcheur du concombre. Pas mauvais, tiens. Peut-être devraient-ils envisager une reconversion, Karel et lui ? Avec un petit rire, il se tourna vers Zéphyr qui ne comprenait pas trop ce changement d’humeur.
- Je me disais juste, Zéph’… que comme cuisinier, on n’était pas si mauvais.
Puis, les mains dans les poches, il retourna vers sa chambrée. Que d'aventure mes aïeux, que d'aventures. A présent, il avait bien droit à un peu de repos, non ? Avant que d'autres nouvelles ne viennent perturber son quotidien...