J'ouvris paresseusement mes paupières sur mes yeux hétérochromes. Le cours venait de finir, et j'avais écouté de toutes mes oreilles. J'avais même participé. Comme à mon habitude. Premier rang. Mais je m'ennuyais. Non pas que ce fût trop facile pour moi, mais j'étais quelqu'un qui travaillait à la passion. Ironiquement, je faisais toujours tout pour ne jamais me laisser contrôler par mes sentiments. Les émotions futiles, telles que l'amour ou l'amitié, ne servaient à rien selon moi. J'offris un vague sourire pour faire illusion aux filles qui s'éloignèrent en me disant bonsoir. La journée touchait à sa fin et je voyais au dehors la nuit tomber doucement, offrant aux paysages des allures de peintures. Je me redressais soudain, et lissais d'un geste gracieux de mes mains mon pull à rayures, très grand, au point qu'il découvrait une de mes épaules. J'essayais d'être à peu près à la mode, non parce que ça me plaisait, mais parce que ça plaisait aux autres. Un pantalon gris à carreaux et des bottes noires finissaient de me donner un petit air british. Je repoussais d'un geste mes cheveux roux et rangeais mes affaires. Je sortis de la salle, et mon regard chercha sans le faire exprès une autre chevelure rousse. Cleve s'éloignait. Elle aussi, avait fini ses cours. Je retins un sourire ; c'était idiot de sourire, juste parce que je l'avais vu. Sac en bandoulière sur l'épaule, je me retournais pour repartir à ma chambre, mais je vis un mec. Un mec que j'avais dans le collimateur depuis quelques jours. Pour la simple raison qu'il venait du même village que l'archère : Ecorcia. Et que, selon moi, ils étaient forcés de se connaître.
Si ça tombe, ils étaient amis d'enfance, ou une connerie du genre. Peut-être qu'ils partageaient des secrets, qu'ils se voyaient en dehors des cours, peut-être qu'ils étaient genre amoureux en secret. Les jeunes aimaient bien faire ça. Je grinçais des dents, ma main droite crispée sur la lanière de mon sac. Mon cou et mes épaules étaient tendues, je retenais comme je pouvais la soudaine colère qui martelait mon sang. Comme un poison, je sentais une jalousie que je n'avais jamais ressentie avant me prendre les tripes. L'idée même que Cleve puisse fréquente un garçon me mettait les nerfs en pelote. Alors, je profitais que ce mec soit seul dans le couloir pour m'approcher de lui. Mes yeux semblaient être de feu et d'or, durs et luisants de colère. Je ne pouvais me permettre de montrer le vrai visage du démon que j'étais, en société, mais là, c'était plus fort que moi. Je passais à côté de lui, et le heurtais violemment de l'épaule. Volontairement. Sentir nos corps s'entrechoquer me fit du bien, et j'aurais voulu lui sauter dessus, lui mettre mon poing dans la figure. Pourquoi est-ce que je n'étais pas né à Ecorcia, moi aussi ? Découvrant les dents comme une bête sauvage, je glissais d'une voix froide, glaciale, plus terrifiante qu'un éclat de colère :
Mais, plutôt que de m'éloigner, je me retournais pour lui faire face. Je tremblais littéralement de rage. Nous étions les seuls dans le couloir, et je faisais bien attention que personne n'arrive. Je plissais les paupières, pinçais les lèvres en un sourire amer, alors que mes narines s'évasaient devant l'excitation d'un combat à venir. J'étais violent. Je l'avais toujours été. Quand on me frappait, à cause de mes yeux, je n'avais pas mis longtemps à comprendre que je devais rendre les coups. Quand mon père n'était pas content de moi, me rabaissais plus bas que terre, j'avais vite compris que frapper quelque chose me permettait de me sentir mieux.
« T'es ce mec d'Ecorcia, nan ? Ha Ecorcia .... Fargas le vieux, le puits aux Ramoloss ... Et les jolies rouquines. »
Ma voix était basse, profonde, comme le fond sombre de l'océan, semblant capable de vous engloutir. Ma main droite était si crispée sur la lanière de mon sac que je sentais le tissu rentrer dans ma chair. Je réalisais qu'il ne devait pas comprendre de qui je parlais.
Ou peut-être que si, me souffla une voix. Peut-être que Cleve était la seule jolie rousse, chez lui. Peut-être que c'était ce genre de choses qu'il lui soufflait à l'oreille, quand ils ...
Fulgurant, mon poing traversa l'air dans un sifflement, et alla se perdre contre les casiers du couloir. Le métal de la pote se tordit dans un gémissement, et mon bras revint vers moi docilement. Je ne pouvais plus me retenir. Je les imaginais, lui et elle. Peut-être qu'elle lui apprenait à tirer, avec son joli sourire. Qu'elle le regardait avec l'admiration que j'avais cherché chez elle. Cleve n'était pas comme les autres. Je n'arrivais pas à la draguer comme toutes ces vulgaires aguicheuses. Non, elle était différente. Et ce mec était potentiellement un rival. Non pas que je veuilles ... Que j'ai envie ... Je voulais juste qu'elle m'admire ! Qu'elle m'apprécie ! Je ne voulais pas qu'on la touche. Personne n'en avait le droit. J'inspirais profondément, le visage crispé. Je devais avoir l'air fou, mais je m'en fichais. Je me fichais de tout. Sauf d'elle. Et je ne comprenais pas pourquoi. Pourquoi
elle. Pourquoi
tout ça.