Ginji Labelvi Feat. Lucas Emerillon « J'aurais voulu être ton frère »
L'atmosphère semble s'être alourdi d'un seul coup. La simple vue de l'expression dévastée de Lucas suffit à calmer tous mes élans d'enthousiasme. La tête qu'il fait est caractéristique des problèmes qui ne se résolvent pas en faisant une tape amicale sur l'épaule accompagnée d'un grand sourire, après avoir remonté le moral de son acolyte avec quelques paroles optimistes. Non, là, il se passe un truc vraiment sérieux. Trop sérieux. Extrêmement sérieux. Typiquement le genre de situation où je fais tâche, en général.
Mais je m'en moque, de faire tâche. Ce que je vois actuellement, c'est un camarade en très mauvais état, et je crois bien que lui aussi, il s'en moque. Il a des préoccupations toutes autres. Préoccupations qui le poussent en un profond désespoir, au point de devoir s'enfoncer dans cette grotte pour s'isoler du reste du monde. Du moins, je suppose ?
A ce moment là, une question me vient à l'esprit : je reste ou je pars ?
Attention, je ne me demande pas là si je dois aider Lucas ou non. Bien sûr que oui, je dois l'aider, il est tout simplement hors de question que je fasse mine de l'ignorer. Mais l'assistance est à nuancer : si certains ont besoin de soutien pour remonter la pente, d'autres doivent chercher la paix dans l'introspection. Et pour cela, rien ne vaut la méditation, à peser le pour, le contre, et le pourquoi du comment. Seul.
Et je sais de quoi je parle.
Pourtant, lorsque Lucas prend la parole, je comprends tout de suite que la deuxième option n'est pas envisageable. Pas tout de suite, du moins. Il a besoin de se confier. De vider son sac, peut-être. De recevoir des conseils, ou quelque chose dans le style : dans tous les cas, c'est ma présence, qu'il cherche, dans l'immédiat. Il veut parler à quelqu'un. Il en a besoin. S'il ne désirait pas tant ouvrir le dialogue, jamais il n'aurait commencé avec une question si ouverte. Si j'ai déjà souffert ?
Je fronce les sourcils. Je trouve cette interrogation vraiment étrange. Pas dans son essence même, mais parce qu'elle m'est posée par Lucas. Il est peut-être le mieux placé pour savoir si j'ai déjà souffert. Le Cirque des Boulons. Les agressions répétées de la Team Rouage. L'enlèvement. Tous ces événements, il sait très bien que j'y ai pris part, puisque nous étions tous deux présents, et à chaque fois, nos actions ont influencé, de manière direct ou non, la vie de l'autre. Et je pense qu'il est plus qu'évident que toutes les personnes ayant été prises dans l'engrenage de la Team Rouage ont souffert, d'une manière ou d'une autre. Alors pourquoi une telle question ?
Je n'ai pas le temps de plus y réfléchir, puisque la langue de Lucas se délie peu à peu. Les mots commencent à sortir de sa bouche, et s'enchaînent, profitant que les vannes soient ouvertes pour se déverser en un flot continu.
Je ne comprends pas trop où il veut en venir. Tout ce qu'il me décrit... Me paraît à la fois familier et délié. Sans concordance aucune. Je ne sais pas vraiment si toutes ces émotions peuvent être ressenties en même temps, mais en tout cas, je les ai déjà ressenti. Je crois. Peut-être. Mais à quelle intensité ? Car là sera toute la différence avec ce qui suivra, au final.
Il m'explique que les événements se sont enchaînés, depuis quelques jours. Qu'il a failli craquer, et voulu passer l'arme à gauche. Que ses actions ont failli -une nouvelle fois- impacté la vie d'une autre élève, qui voulait simplement l'aider. Qu'il a honte. Qu'il a besoin de mon aide.
Que son père est mort.
Je détourne le regard à l'entente de sa dernière phrase, fixant le vide. Un décès. Proche, qui plus est.
Je baisse légèrement la tête, pensif. Je n'ai jamais eu l'occasion de côtoyer la mort de près. 'Fin, si, j'y ai bien réchappé à plusieurs reprises, mais je veux dire... Jamais je n'ai vraiment pu faire face à la fragilité de la vie.
Si je peux l'aider ? Je ne sais pas trop. Je n'ai jamais géré une telle situation. Mais il doit bien y avoir quelque chose que je puisse faire... Dire que je pourrai lui remonter le moral serait bien trop prétentieux de ma part, personne n'est capable d'une telle chose alors que la douleur est si vive. Non, je crois que tout ce que je peux faire... C'est seulement lui répondre. Lui répondre franchement.
« -... »
Je reste silencieux quelques secondes. Sans préavis, je bondis du rocher pour atterrir sur le sol, et fais quelques pas en direction de la cascade. Je ne m'éloigne cependant pas de Lucas, et reste à portée de voix, de sorte que je puisse lui parler sans avoir à hausser le ton.
« -... Je ne sais pas. Oui, je crois. Il y a bien des gens qui ont dû faire avec. »
Je m'arrête. C'est une réponse extrêmement maigre, je le sais, mais je commence tout juste à parler. Il faut seulement que je cherche mes mots, avant de continuer. Je connais Lucas. Il est du genre instable. Lui même le sait. Il peut sur-réagir très facilement. Et dans un tel état... Qui sait ce qui pourrait lui passer par la tête si je ne trouve pas les bonnes paroles.
Je me baisse, et ramasse une caillasse qui se trouve au sol. Je la fais rebondir dans ma main, tout en reprenant la parole.
« -Oui, j'ai déjà souffert. Pas mal, je pense. Plus que quiconque, ça m'étonnerait, mais.... Tout autant que la plupart des membres de cette académie, je suppose. »
Ma main se referme sur le cailloux, et je serre légèrement les dents.
« -Mon corps a été malmené, frappé, tabassé, charcuté, carbonisé. Mon esprit a été torturé, contrôlé, trahi, peiné et terrifié. De manière parfois justifiée, parfois non, et avec, à chaque fois, plus ou moins de cicatrices, ou de marques. »
Mécaniquement, ma main de droite, qui ne tient pas le cailloux, passe dans mon dos. Ma peau est parfaitement intacte, et je n'ai pas l'ombre d'une trace de souffrance sur mon corps. Pour ma part, la plupart de mes traumatismes restent d'ordre psychologique. Et ce même si, quelques années auparavant, des bleus auraient parsemé ma peau en grand nombre.
Ma main revient en position, le bras le long de mon corps, tandis que je me tourne vers Lucas, le cailloux toujours dans ma main gauche.
« -Dans tous les cas, il faut se rattacher à ce en quoi on croit. A nos rêves. Et... »
Je lance un regard en direction de mes Pokémons. Meg et Arlo sont tous les deux dans l'eau, et Smegta s'amuse à leur lancer des boules de glace que les deux autre créatures doivent éviter. Leur expression joyeuse est en totale contradiction avec la notre. J'ai un doux sourire sur le visage.
« -... A ceux que l'on aime, et qui nous sont chers. Il faut trouver la force de se battre pour eux. Car ils sont ce pourquoi la vie mérite d'être vécue. » mon expression s'assombrit « Même si on peut en souffrir. Même si les routes se croisent et se séparent, même si nous ne sommes jamais à l'abri d'une trahison, même si... Ces liens peuvent... Nous blesser... »
Je me mords la lèvre inférieure. Yamato. Samaël. Kaleb. Allen. Estelle. Ellie... J'ai l'impression que ma vie est faite de rencontre et d'adieu. Pour un nouveau camarade, un autre disparaît. C'est assez... Terrifiant. Mais je n'ai pas envie d'y penser. Pas maintenant. Ce n'est pas le moment.
Je secoue la tête de droite à gauche pour chasser ces quelques pensées de mon esprit, et me tourne à nouveau vers Lucas.
« -...A force de broyer du noir et de te faire de la matière grise, la vie sera loin d'être rose. Avoir une peur bleue, être vert de jalousie ou voir rouge sont des choses qui peuvent arriver à n'importe qui. Mais laisse-toi déborder par tes sentiments... »
Je fais volte-face, et jette la pierre dans l'eau. Au moment de toucher la surface, quelques cercles se créent, mais aussitôt après, le cailloux entame sa chute... Et coule. Irrémédiablement.
« -... Et tu en verras de toutes les couleurs. »
Une nouvelle fois, je pivote sur moi-même, pour faire face à Lucas. Mes yeux fixent le sol quelques secondes, mais je finis par relever la tête, pour le regarder droit dans les yeux.
« -Ce que je veux te dire, c'est que... Nous souffrons tous. D'une différente intensité. Mais dépendamment de cette dernière... Il faut savoir faire face. Aller de l'avant, sans pour autant refouler son passé, accepter la douleur pour en tirer de meilleures leçons, se remettre en question afin de trouver ce qui nous fait défaut, et s'assurer ainsi un avenir meilleur. »
Je me rapproche de lui, et retourne à ma place sur le rocher. Je remarque, en montant, qu'il y a une marque rouge dans ma main gauche. J'ai peut-être serré le cailloux un peu trop fort.
« -N'oublie pas ton père. Son absence va sûrement te faire souffrir, peut-être même que la blessure ne disparaîtra jamais... Mais pense à lui pour mieux vivre. Je ne sais pas quelle était exactement votre relation, mais... Au risque de paraître extrêmement cliché... Je suis sûr qu'il aurait voulu te voir aller de l'avant. »
Je lui souris.
« -Et je suis sûr que tu as suffisamment de force pour ça. »
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