Vous voyez ce garçon là-bas ? Oui, lui, avec les cheveux longs et bleus. Il n’est pas assez petit pour disparaître dans la foule, mais pas assez grand pour en sortir totalement. Sa silhouette est plutôt fine, mais vous voyez bien qu’il fait beaucoup de sport, il commence à développer pas mal de muscles, même si ça reste discret. Ses yeux verts vous semblent glaciaux, non ? Bah, il est toujours comme ça, ce gars-là. Pour lui arracher un mot, c’est une torture, et pour un sourire, encore pire. Il est toujours droit, raide, comme cloué dans le sol. Il paraît qu’il est fana de « discipline » et que quiconque ne se tient pas bien pourrait recevoir de sacrées remarques de sa part ! D’ailleurs, regardez bien. Vous voyez ses vêtements ? On dirait un uniforme… Il paraît qu’il l’a fait coudre sur mesures. Bon, ce sont des rumeurs, mais… Ca semble vrai, puisque personne à part lui ne porte ça. Autrement, il est toujours tiré à quatre épingles, sauf lorsqu’il fait du sport, où c’est la seule fois où je l’ai vu habillé « à l’aise ».

Vous savez, je lui ai parlé une fois. J’espère ne jamais avoir à recommencer ! Il est sec, sévère, et je crois qu’il n’a pas compris le concept de « sympathie ». Je l’ai vu plusieurs fois passer à côté de jeunes élèves qui pleuraient sans même relever. Il ignore pas mal de monde, en fait. Pourtant, je ne suis pas certain qu’il soit si méchant que ça. Juste terriblement rigide, autant physiquement que mentalement. Et ça déteint même sur son starter ! Baissez un peu les yeux. Eh oui, un Tiplouf à côté de lui ! Et il est aussi coincé que son dresseur, ça je peux vous le dire… Il paraît qu’il ne fait jamais rien que Sophrosyne ne lui ait pas dit de faire. Obéissant, moi je trouve ça plutôt triste, en fait.

Si je l’ai déjà vu s’énerver ? Oh oui, plein de fois ! Déjà, aux entraînements, il est horrible. Il pousse ses limites mais ne prend pas du tout en compte celles des autres, et les traite limite de faibles dès qu’ils n’arrivent plus à tenir. Et sinon… Plusieurs fois, les gens ont tenté de l’appeler « Sophie », et autant dire qu’ils ne réessaieront plus. Il ne veut être appelé que par son prénom, ou son nom de famille, Yamada. Mais malgré ses coups de colère, je pense qu’il ferait un bon orateur. Il a pas mal de présence et de charisme. Bon… Il est juste froid comme la mort, mais ça changera peut-être un jour. A part ça, il est assez calme, un peu trop même. Ce qui m'a le plus surpris, c'est le jour où j'ai jeté un coup d'oeil dans sa chambre. Il a une peluche de Moustillon avec laquelle il dort tous les soirs, et il passe beaucoup de temps à lire. Je ne l'ai jamais vu toucher à un ordinateur par contre. Je crois qu'il n'aime pas ça...

Bref, en tout cas, c'est un type bizarre. Froid et distant, imprévisible, qui s'emporte facilement lorsque quelque chose lui semble insoutenable ou lorsque les gens ne sont pas disciplinés... Un chef tyrannique quoi.

Les lumières de Rosalia s’allumaient petit à petit, et les rues se vidaient lentement. Chacun rentrait chez soi, retrouvant sa famille et ses Pokémons. En cela, Atsu Yamada les enviait un peu. Que n’aurait-il pas fait pour pouvoir rester plus longtemps aux côtés de son épouse et ses cinq magnifiques enfants. Un sixième était d’ailleurs en route, et il aurait fait n’importe quoi pour pouvoir soutenir sa femme dans cette épreuve. Mais son travail nécessitait de nombreux déplacements, et il devait maintenant partir. Les voyages de nuit étaient ses préférés, beaucoup plus calmes qu’en journée. Il déposa ses deux valises à l’entrée, se retournant alors qu’une magnifique brune aux grands yeux verts derrière ses lunettes l’observait sur le pas de la porte, le ventre déjà bien rond. A ses côtés, deux petits garçons pointèrent le bout de leurs nez, s’accrochant à la robe fleurie de leur mère. Ils étaient encore bien jeunes, et Atsu avait toujours cette crainte qu’ils ne le reconnaissent plus un jour, tant il était absent.

Les regards du couple se croisèrent, et un échange silencieux eut lieu. Naomi ne lui en voulait pas de ne pas lui parler. Son mari n’avait jamais été doué avec les mots, et si les gens pouvaient prendre cela pour de la froideur, associée à sa droiture due à son métier dans la police, elle savait pertinemment qu’il ne s’agissait que d’une certaine forme de timidité. Seule elle parvenait à faire tomber ce masque distant que l’homme mettait en place dès qu’il devait interagir avec quiconque. Même avec ses enfants. Si les plus petits ne comprenaient pas encore vraiment, les deux plus âgés avaient eu deux réactions très différentes. L’aîné multipliait les fugues et les dérapages, traînant avec des gens peu fréquentables, s’éloignant de plus en plus de sa famille. Tandis que le second…

« - Bien. Je pars alors.
- Fais attention à toi, chéri. »

Après un rapide baiser déposé sur les lèvres de sa compagne, Atsu chargea ses bagages dans sa voiture de fonction, et monta, sans se retourner. Il se connaissait. S’il passait une seconde de plus ici, ce serait d’autant plus dur de partir. Il démarra, et son véhicule disparut dans la nuit. Soupirant, Naomi referma la porte et guida ses deux petits vers le salon, où lisait calmement son deuxième enfant, un thé posé sur la table devant lui. A ses côtés, un adorable bébé joufflu avec un petit nœud retenant les quelques mèches de cheveux blonds qu’elle avait jouait avec des cubes en bois où étaient marqués des nombres ou des formes. Le père des enfants avait toujours insisté pour n’acheter que des jouets faits mains, et éducatifs. Pour qu’ils se développent mieux, selon lui. Pour ne pas « rater » comme avec le premier, selon elle, et comme il avait osé le dire une fois, murmurant sans la regarder, presque avec honte.

« - Sophrosyne ? »

Le jeune adolescent releva calmement la tête de son bouquin, la fixant silencieusement. Il avait absolument tout pris de son père, dans son comportement. Cette froideur, cette distance, ce manque de mots pour exprimer ce qu’il ressentait. Parfois, dans son enfance, et même encore maintenant, il avait eu des crises de colère, tant il était désemparé de ne pas savoir comment se manifester autrement pour se faire comprendre. Ses collègues de travail, d’autres jeunes femmes qui lui prêtaient main forte dans la petite annexe de la  maison servant de bibliothèque à la ville, lui avaient toujours dit qu’en un sens, le nom de son fils ne lui allait qu’à moitié. La « sophrosyne », la tempérance, la modération… Elle avait naïvement espéré, en le nommant ainsi, que son caractère en prendrait la forme, et qu’il ne suivrait pas les caprices incessants de Kagami, son aîné. Mais son nom ne fait pas une chose, et son deuxième garçon la surprenait chaque jour tant il était à la fois calme et imprévisible.

« - Je suis un peu fatiguée… Tu veux bien t’occuper d’eux et les mettra au lit, s’il te plait ? »

Hochant la tête, il glissa son marque-page dans l’ouvrage et le posa, terminant d’une traite le fond de son thé pour aller poser la tasse dans la cuisine. Naomi, elle, grimpa comme elle put les escaliers, souriant quand Sophrosyne vint l’y aider sans s’annoncer. Puis elle ferma la porte de sa chambre, et se coucha. Elle détestait le lit conjugal lorsqu’elle devait y coucher seule, mais elle n’avait pas le choix. Son mari aimait autant son travail qu’elle. Il avait même été marié à son devoir avant de l’épouser, elle le savait. Toute sa famille lui avait dit d’abandonner, à l’époque, d’en trouver un autre, qu’elle serait beaucoup plus heureuse ailleurs. Mais non. Elle l’aimait, et il l’aimait. Et elle était prête à ce petit sacrifice, cette peine à chaque départ, pour lui.

En bas, les  enfants commençaient à faire beaucoup de bruit, jouant, se chatouillant en attendant que leur grand-frère finisse de préparer le repas. Parfois, une vieille dame de la ville, une ancienne danseuse qui travaillait maintenant aux côtés de sa mère, venait les aider quand le paternel partait, connaissant les difficultés de la maman et de son deuxième fils. Mais elle avait eu un empêchement, un dîner de famille. Secrètement, Sophrosyne espérait toujours que Kagami allait rentrer et avoir un éclair de bonté, se décidant à se montrer utile plutôt qu’à être un énorme boulet. Mais il ne rentrerait pas, ce soir-là. Il ne rentrait jamais quand Atsu partait. Et il ne rentrait pas quand il revenait, non plus. Il nourrissait une haine féroce envers son géniteur, refusant tout contact avec lui. Ils en étaient parfois venus aux mains, et n’avaient été séparés que par les cris et les larmes de Naomi. Cette femme avait un superpouvoir, à ses yeux. Elle arrivait à apaiser les choses, d’un millier de façon que ce soit. Il savait que sa propre paix ne reposait que sur ce qu’elle lui avait dit et donné. Dans son enfance, pour chaque jour où Atsu n’était pas là, elle lui offrait une peluche d’un Pokémon différent. Il avait bien vite fallu en faire importer des autres régions. Sa chambre en était remplie, une véritable collection de Pokémons. A défaut d’en avoir des vrais, puisque le père n’avait jamais voulu en accueillir un chez eux, jugeant que sans son autorité, il se permettrait trop de choses et compliquerait d’autant plus la vie de son épouse. Alors Sophie se contentait de ceux rembourrés de mousse et de coton, aux poils et aux écailles faites de tissu. Moins vivant, mais tout aussi rassurant.

« - Silence ! »

Le brouhaha s’arrêta aussitôt, les deux petits jumeaux et leur sœur fixant leur aîné. Ils avaient l’habitude qu’il coupe court à tout bruit trop fort, à toute discussion qui commençait à être trop violente, à tout jeu qui ne se faisait pas dans le calme. Le repas fut servi, et il leur demanda de se tenir droit, les rappelant à l’ordre à chaque occasion tout en nourrissant la plus jeune. Il ne faisait ça que pour une poignée de raison. Déjà, parce que ce silence lui plaisait. Moins on s’éparpillait, plus vite on arrivait à son but, qui était ici de faire manger puis de coucher les enfants. Ensuite, car cela leur éviterait de nombreuses disputes avec leur paternel. Bon nombre de fois, Kagami et lui s’étaient emportés, violemment, chacun reprochant à l’autre son comportement. Dans le doute, Sophie avait préféré éduquer ses frères et sœur de façon à ce que rien ne puisse leur être reproché, et il s’était lui-même construit comme ça. Puisqu’il devait jouer ce rôle de « père de substitution », il ne pouvait se permettre de manquer de discipline.

Les petits furent sagement lavés puis déposés dans leurs lits, ayant chacun droit à un bisou sur le front et un « bonne nuit » murmuré. Puisqu’ils n’avaient pas chouiné contre ses demandes, le plus âgé leur accordait un petit temps d’amour. Il resta même auprès de la cadette le temps qu’elle s’endorme. Puis il avait vérifié que sa mère se reposait, et était redescendu, s’asseyant seul dans le salon. Il lui en voulait. A Atsu, évidemment. Et en même temps, il ne lui en voulait pas tant que cela. Il comprenait que son devoir passait avant tout. Il était question de la sécurité de beaucoup de gens, et il œuvrait chaque jour pour que d’autres enfants partout à Johto puissent grandir sans risques. Mais il ne pouvait pas admettre son choix de fonder une famille, si c’était pour ne pas s’en occuper, et se permettre de venir relever ce qu’il n’aimait pas et imposer ses règles alors qu’il n’était pas là pour les appliquer lui-même. C’était pour cela que Sophrosyne se l’était toujours promis : il aurait lui aussi une belle carrière, comme celle de son père, car elle lui faisait terriblement envie. Mais il n’aurait jamais de mari, de femme ou d’enfants à côté. Ce serait soit l’un, soit l’autre. Et son choix était déjà tout fait.

Lentement, sa main attrapa « Les types Pokémons : leurs forces et leurs faiblesses », l’ouvrant là où se trouvait le marque-page. Il l’avait déjà lu des dizaines de fois…

♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

Le réveil avait été difficile, une semaine plus tard. Il avait fallu demander de l’aide à tout le monde, alors que le soleil n’était même pas encore levé. Et pour cause, Naomi était sur le point d’accoucher, et il fallait l’emmener au plus vite. Comme à chaque fois, Atsu n’était pas là, mais elle était habituée. A défaut d’être accompagnée par son mari à l’hôpital, on avait laissé Sophie y aller et attendre dans le couloir. Même s’il ne laissait rien transparaitre, il était plus que nerveux. Les médecins avaient toujours dit qu’elle avait une santé fragile, et que chaque grossesse était un peu plus dangereuse. Mais ils avaient voulu une grande famille et l’avaient eu, malgré les risques. Les heures défilèrent, personne ne venait lui parler. Quelques infirmières étaient passées à côté de lui, le regardant un peu bizarrement. C’était étrange, oui, qu’un adolescent se trouve là à attendre, alors qu’on aurait plutôt tendance à voir un homme adulte à sa place. Mais il savait qu’il était assez mature et responsable pour aider. Ne lui manquait que l’âge. Enfin, quelqu’un s’approcha de lui.

« - C’est bien toi, Sopho…
- Sophrosyne.
- Oui, voilà. Ta maman va bien, et ta nouvelle petite sœur aussi. Tu peux venir les voir, si tu veux. »

Il se leva, rejoignant sa mère, qui discutait avec un médecin. Son visage resta froid alors qu’il captait quelques bouts de conversation. Pas un enfant de plus, ou bien les risques seraient vraiment trop grands. « La sensibilité dans vos jambes va revenir bientôt, ne vous en faites pas ». Cela annonçait encore de nouveaux problèmes, et comme d’ordinaire, ils allaient devoir se débrouiller tous les deux. Car même si « tout le monde » voulait bien aider, en réalité, peu de gens sortaient vraiment de leur petit confort. Et au final, ils étaient toujours tous les deux, à essayer de s’en sortir, avec maintenant quatre jeunes enfants et un aîné censé être un adulte passant son temps à faire des bêtises. Il resta auprès d’elle en silence, se contentant chacun de ce moment de calme, la petite fille née quelques temps plus tôt toute serrée contre sa maman. Puis les jours passèrent, et la mère comme l’enfant purent enfin rentrer chez elles, raccompagnée par Sophie, qui fixa d’un œil mauvais la porte entrouverte. Qui que ce soit, ce serait une mauvaise surprise. Cependant, Naomi ne semblait pas de cet avis, et ce fut le plus normalement du monde qu’elle entra, découvrant un capharnaüm impensable. Des boîtes de nourriture, de boissons, et surtout, la présence de deux parasites selon le jeune homme : un Tadmorv semblant dévorer les restes, et son aîné en train de piller dans le frigo, sans aucun remord.

« - Kagami. »

Mère et fils avaient parlé d’une même voix, mais sur un ton bien différent. Elle semblait terriblement déçu qu'il ne revienne que maintenant, et seulement pour se servir de la demeure familiale comme d’un garde-manger. Lui avait prononcé ce nom sur le ton le plus dur et le plus froid dont il était capable. Le plus âgé des frères releva finalement la tête, et s’en suivit une longue discussion. Il était sur la défensive, pourtant, la brune tentait d’être la plus douce possible. Elle voulait savoir ce qu’il faisait là, pourquoi ne pas être revenu plus tôt, et elle essayait de lui présenter sa petite sœur, sans succès. Ce ne fut qu’un flot d’insultes et de critiques, celles d’un pseudo rebelle ayant un souci avec l’autorité parentale. Finalement, il partit avec son immonde créature, claquant la porte.

C’était comme à chaque fois, et ça aurait pu en rester là. Mais pas cette fois.

La porte fut rouverte par Sophrosyne, et en quelques pas rapides, il rattrapait Kagami et lui sautait dessus, sous le regard horrifié de Naomi qui voulut les arrêter en les appelant, en vain. La bagarre entre les deux frères dura quelques instants, pas bien longtemps, avant qu’une assemblée ne se forme autour d’eux, et que deux hommes vinrent les séparer, les retenant le plus fermement possible. On était surpris de la colère du deuxième de la famille, lui qui d’ordinaire était si calme. Il se débattait dans les bras de celui qui le tenait, voulant terminer sa petite altercation avec son frère. Ce ne serait pas fini tant qu’il n’aurait pas déversé tout son ressentiment envers lui avec ses poings. Il ne pouvait plus enfouir ça au fond de lui. C’était beaucoup trop.

Il ne fut reposé au sol que lorsque Kagami fut parti et bien trop loin pour être rattrapé. Essoufflé, Sophie voulut retourner auprès de sa mère, se tenant dans l’encadrement de la porte, sa sœur dans les bras, et discutant avec un vieil homme inconnu. Son estomac se noua. Il ne savait pas pourquoi, mais il sentait que quelque chose allait lui arriver, et pas des moindres.

♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

« - Safrania ? »

Il fronça les sourcils, réceptionnant sur ses genoux un de ses petits frères, le remettant assis correctement. En face de lui, buvant tranquillement son thé, Naomi le regardait avec un léger sourire, l’air confiant.

« - Oui, Safrania, à Kanto. Tu te souviens de l’homme de l’autre fois ? Celui qui est passé plusieurs fois à la maison. Il y habite, et dit qu’il y a un Dojo là-bas. Il m’a proposé de te faire y aller, il veut bien t’héberger. J’ai décidé d’accepter que tu y ailles, mais seulement si tu en as envie. »

Ce qu’elle ne lui disait pas, et qu’elle ne lui dirait jamais, c’était que cet homme-là l’avait convaincue en soutenant que son garçon avait du potentiel, et qu’il serait gâché si jamais il restait ici à devoir se retenir de tout. Il avait prouvé cela par son éclat de colère avec son frère, et elle n’avait pu que constater qu’il avait raison. Elle était donc entièrement partante pour que son fils aille se défouler et apprendre de nouvelles choses. Les voyages formaient la jeunesse, et il n’avait connu que Rosalia. Comme son mari, elle finissait par avoir trop peur qu’il devienne comme son aîné, et plus il ferait de choses différentes de lui, mieux ce serait. Pourtant, dans la tête de Sophrosyne, c’était bien moins évident. En partant dans une autre région, il laisserait seul sa mère et sa fratrie. Comment ferait-elle ? Arriverait-elle à se débrouiller sans lui, avec toujours la « menace » de Kagami rentrant et profitant de sa bonté, repartant aussitôt ? Avec les absences incessantes de son époux ? Il était tenté par cette proposition, plus qu’il n’aurait voulu l’admettre, mais cela n’engageait pas que lui, malheureusement, et son choix déterminerait plus que sa propre vie dans l’année qui suivrait.

« - Ne t’en fait pas. Je m’en sortirai, va. »

Elle lui adressa un nouveau sourire. Pas besoin de mots, comme avec Atsu. Malgré leur impassibilité à tous les deux, leurs regards étaient des plus communicatifs. On avait toujours dit que Sophie avait hérité de ses yeux verts, mais elle n’y voyait que la couleur, alors que ses émotions se manifestaient exactement comme celles de son cher et tendre. Le lendemain, les affaires du jeune homme étaient prêtes, déposées devant la porte d’entrée où attendait le vieillard. Il se portait encore très bien pour son âge, et semblait cultiver une musculature impressionnante. Il se présenta comme était Akiyama, et lui raconta plus ou moins toute sa vie durant le voyage. Sa famille qui l’avait rejeté, sa bien-aimée qui en avait fait de même, ses études ratées, son refuge dans l’exercice physique, puis ses voyages, son retour à Safrania, et enfin le Dojo, dont il s’était retiré mais duquel il formait encore les membres et leurs proches s’ils le désiraient. Il était venu à Rosalia pour rendre visite à une cousine, et avait aussitôt été intéressé par les capacités physiques qu’il avait employées contre son frère. « Pour l’instant, on dirait plutôt un Magicarpe hors de l’eau, mais ça c’est parce que t’es jeune, Yamada ! Je vais faire de toi un champion, un vrai ! ».

Et depuis lors, chaque jour, ce fut une véritable discipline à tenir. Pas pour lui déplaire du tout, il aimait cette vie réglée à la minute près. Levé aux aurores, un petit-déjeuner qui lui donnerait l’énergie nécessaire pour la journée, puis un jogging autour de la ville. Ensuite, ce n’était que de l’entraînement, jusqu’à midi, puis l’après-midi, jusqu’aux préparatifs du dîner, auxquels il devait participer. Pendant le repas, pas de télévision, mais des livres qu’ils étudiaient, parlant des différentes cultures, des Pokémons, des mythes. Un corps parfait mais une tête vide ne servaient à rien en l’état, selon Akiyama. Il fallait à la fois former son physique, mais aussi son mental. Un large panel de connaissances était important. De cet enseignement, il ne retint quasiment rien malgré tout, si ce n’était la cuisine, dans laquelle il était plutôt doué, assez en tout cas pour ne pas s’empoisonner.

Cela dura quelques mois, avant qu’on ne lui confie des Pokémons avec lesquels s’entraîner. Il ne noua de lien avec aucun, les considérant plutôt comme des outils pour son propre développement. Ce rythme fut tenu un bon moment, avant qu’Akiyama ne contacte les parents du jeune homme, aussi fier qu’inquiet. Il n’était pas mauvais, et était même passionné par les choses qu’il faisait, mais justement. Il était très violent, malgré un calme surprenant, et réglait la plupart des conflits avec trop de rudesse et de droiture. Il supposa l’idée que cela puisse venir d’un exemple parental, mais celle-ci fut bien vite balayée par Atsu. Après presque huit mois à Safrania, on ramenait Sophrosyne chez lui, avec comme conseil du vieil homme de le faire revenir lorsqu’il parviendrait à se remplir le crâne de quelque chose de valable qui le ferait s’assagir un peu.

♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦

Dans la maison régnait un silence total, uniquement troublé par le bruit des pages qui se tournaient. Dans le salon, Sophrosyne était assis, une tasse de thé fumant devant lui, et dans ses mains « Les types Pokémons : leurs forces et leurs faiblesses ». Il l’avait lu des dizaines de fois, mais il ne s’en lassait jamais, encore moins maintenant qu’il avait enfin décidé ce qu’il voulait faire de sa vie. Il voulait devenir fort, l’un des plus forts, et pour cela, il lui fallait des Pokémons qui le soient tout autant que lui. Alors il lui fallait connaître par cœur ce qu’ils étaient capables de faire.

Sa lecture ne fut pas perturbée un seul instant par les bruits de pas descendant les escaliers, ni même par ses parents s’asseyant en face de lui. Sa mère avait l’air un peu inquiet, son père toujours aussi froid. Ce fut d’ailleurs lui qui parla en premier, expliquant qu’ils voulaient être certains qu’il était déterminé à suivre « cette voie ». Car les frais étaient grands, pour l’inscription, le voyage, le matériel, l’argent de poche. C’était tout une organisation à revoir. Calmement, Sophie mit son marque-page dans son livre et le posa doucement, se tournant bien droit face au couple, les fixant sans détourner les yeux.

« - Je ne suis pas Kagami. Et je ne vais pas changer de plan de vie tous les quatre matins. Je sais ce que je veux, et je ferai tout pour l’avoir. »

La discussion ne dura pas plus longtemps. Le lendemain, comme lorsqu’il se rendait au Dojo de Safrania, ses affaires étaient prêtes, mais cette fois, un peu plus nombreuses. Il avait fallu empaqueter les habits, et aussi discrètement une peluche de Moustillon dont il ne voulait pas se séparer. Ce serait comme un souvenir de la maison, car outre les vacances, il serait parti pour plusieurs années. Et quel qu’il soit, c’était beaucoup pour un adolescent d’à peine 15 ans. Mais sa décision était mûrement réfléchie. Il voulait atteindre des sommets, et pour cela, il fallait faire des efforts. Y compris aller étudier loin. Akiyama avait parlé à ses parents d’une école, une académie très réputée qui pourrait l’accueillir. Après s’être renseigné, la diversité des enseignements et la présence d’un qui l’intéressait plus particulièrement avait séduits Sophrosyne, qui avait demandé à ses parents de l’y inscrire.

Et c’était le grand départ aujourd’hui. Il était sur le point de monter dans l’appareil qui allait l’emmener là où il passera un bon bout de temps. Sa mère, ses frères et ses sœurs le prirent dans leurs bras l’un après l’autre, Naomi retenant visiblement ses larmes. Quant à Atsu, l’échange fut plus glacial. Une poignée de main comme seul « au revoir ». Mais ils n’avaient pas besoin de plus. Ils n’avaient pas envie de plus. En se retournant, il lui sembla apercevoir au loin le visage de Kagami qui le fixait, mais il n’y prêta pas plus attention.

C’était lui et lui seul à présent.