Un simple mouvement, d'abord.
Comme une ombre glissant sur le sol sans se soucier des regards éventuels destinés à l'épier.
Ses pas résonnent et gagnent en puissance à chaque nouvelle foulée, chaque nouveau bond qui se veut tantôt bestial, tantôt docile. L'hésitation l'entrave, plus que jamais, comme un sursaut de vie qui l'agite et lui permet d'avancer.
Virevolter.
De l'esthétique, ensuite.
Comme un élan de courage dans le lointain par-delà l'horizon.
Ses pas se rapprochent et font rouler la caillasse qui s'est perdue là, écrasent la verdure sur son chemin et ternissent le sol couleur d'asphalte.
Tanguer.
Comme une impulsion soudaine qui l'enlace.
Se dévoiler, enfin.
La créature se dessinait au loin.
Et avec elle tous les espoirs de Salomé et son attente qui se dissipait enfin.
Elle fit un pas, suivi d'un autre puis de la main de Sheeana qui se posa sur la sienne.
Un simple geste pour la retenir avec elle.
Mais la silhouette gagnait en contours et le cœur de Salomé s'emballait, sa bouche légèrement entrouverte pour laisser échapper un cri muet.
Elle voulait l'appeler, hurler son nom, l'ameuter pour que l'ombre gagne en formes et s'approche. Après plus de six mois sans lui, six mois à laisser sa gorge s'assécher à force de ce silence permanent, et de ce nom qui manquait à l'appel.
Elle expira, se dégageant de la poigne douce bien que solide de son aînée, tentant d'apercevoir enfin celui qui avait déserté sans raison du jour au lendemain.

– FAULKNER !

Elle l'avait dit.
Hurlé.
Et cela la blesserait presque d'enfin reconnaître son absence, lui n'avait été qu'un simple souvenir pendant tout ce temps.
Elle sentait encore la peau de Sheeana contre la sienne, comme un ultime avertissement ou un dernier rappel à l'ordre.
Mais personne ne pouvait contenir Salomé.

La créature restait immobile dans le lointain, et la rousse, elle, trépignait d'impatience. Elle en avait des choses à conter à son Farfuret et son équipe lui semblait bien trop calme depuis son départ. Plus d'engueulades précipitées, plus d'Algernon manquant de se faire bouffer, plus de chambres dévastées ni même de chasses avortées.
Ne restait plus que l'ordre, ou presque, et son esprit pour se rappeler ce que le double-type avait été.

– Faulkner.

Le cri avait perdu en puissance.
Comme une hésitation qui s'emparait de sa voix sitôt le premier pas de l'appelé effectué. Le doute s'emparait d'elle tandis que les griffes jumelles l'éblouissaient sous le soleil de juin. Elle avait chaud soudainement et ne put qu'étouffer un hurlement tandis que Sheeana la tira en arrière, sans prévenir, la forçant à reculer et établir une distance de sécurité.

– Pas sûre qu'attirer tous les Farfuret du coin soit la meilleure idée...

Le regard de la brune tomba sur le cou de la rousse finement serti de l'attrape-rêve et de ses ornements. Dont un qui attirait plus son attention que les autres et qu'elle reconnut au premier coup d’œil : la Griffe Rasoir.

– Porter ça aussi est pas la meilleure idée du siècle. Vraiment pas.

Sheeana était prête à faire demi-tour, accompagnée de Salomé mais cette dernière ne quittait pas des yeux l'ombre qui se rapprochait en des sauts prestes et habiles. Il ressemblait à un lutin à faire ainsi le clown et cela aurait pu faire rire la gitane s'il n'y avait pas eu les remarques de Sheeana pour l'interrompre dans ses contemplations.

– C'est pour Faulkner. Il sait qu'elle est pour lui.

Mains posées sur les épaules de Salomé pour tenter de lui faire entendre raison ou entendre tout court, la brune ne savait plus très bien. Elle soupira avant de poser son regard de nuit dans celui de rubis de la demoiselle.

– Ce n'est pas Faulkner. Tu peux m'expliquer comment il aurait pu te retrouver alors que tu n'es plus à l'académie ? Mieux, tu m'as bien dit qu'il était parti cet été, depuis l'île Cobaba, non ? Y a aucune chance pour qu'il te retrouve sur Adala alors qu'il ne connaissait que Lansat, encore moins de chance pour qu'il vienne se perdre par chez nous, à Kalos.

Sheeana avait raison.
Une part de Salomé le reconnaissait.
Et l'autre continuait de voir Faulkner à travers ce Farfuret sauvage.
Alors elle se détacha de l'emprise de Sheeana, faisant de nouveaux un pas vers l'inconnu, vers cet inconnu, qui n'avait cessé de se rapprocher et n'était plus qu'à quelques mètres à peine de la Médecin.

– Je ne suis pas la seule qui dois continuer de danser.

Elle n'écoutait plus Sheeana et sa logique.
Ne restait que Faulkner ou presque face à elle.
Dans son sac, six pokéballs vides dont une destinée au double-type qu'elle n'avait pas vu depuis bien trop longtemps à son goût.
Elle ferma les yeux, l'espace d'un instant, inspirant profondément tandis que ses doigts effleuraient la sphère qui était celle du Griffacéré.
Et les rouvrit une seconde plus tard pour apercevoir des griffes à deux centimètres à peine de sa gorge, visant droit la babiole évolutive.
Il y eut un claquement de langue de la part de Sheeana et aussitôt deux immenses Arbok se dressèrent, s'interposant entre le Farfuret et sa proie.
Et une moue agacée de la part de Salomé, visiblement peu satisfaite de la tournure des évènements.

– Je viens de te le dire ; on doit finir de danser...

La rousse eut à peine le temps de finir sa phrase que le Farfuret bondit pour passer outre les serpents et repartir en chasse de la furie rousse.
Ses griffes, instruments de mort en devenir, se faisaient plus précises à chaque coup d'estoc porté sur la demoiselle qui se contentait de reculer ou de bondir.
Elle-même n'était pas sûre de comprendre ce qui était en train de se jouer.
Mais s'arrêter, cela signifierait ne plus honorer cette demande qu'on lui avait faite. Alors il lui fallait tenir, et souffler, cracher ses poumons à chaque nouvel effort et chaque nouveau rythme que lui imposait ce diable infernal. Elle sentait la Griffe s'agiter à chacun de ses gestes, elle qui n'était rattaché au collier qu'à travers un simple fil de nylon si facile à couper.
Au moindre faux pas, c'en serait fini de sa danse nouvelle.
Mais le duo ne se contentait pas de danser.
À leurs manières, ils échangeaient, se remémoraient et surtout, avançaient.
Le tout en silence et sous le regard irrité de Sheeana.

– Idiote. Tout ce que tu vas réussir, c'est finir de vivre, oui.

L'idiote ne l'écoutait plus.
La voilà à nouveau accaparée par cette joute improvisée et les lames qu'elle ne quittait pas des yeux.
Elle aurait pu s'arrêter là, lui offrir la Griffe et repartir. Mais cela n'aurait pas été digne de Salomé. Encore moins de Faulkner qui lui faisait l'honneur de se présenter à elle après tout ce temps.
Toute à ses cabrioles et guidée par la voix intérieure qui ne la quittait plus depuis les obsèques de Granny, il n'y avait plus qu'un seul mot d'ordre qui résonnait dans sa tête.
Danse.
Elle s'exécutait du mieux qu'elle pouvait ; pour sa vie avant tout, pour Faulkner ensuite, pour Granny enfin.
Elle se savait funambule en danger et n'osait imaginer ce qui se passerait si son corps s'arrêtait de suivre ce mouvement imposé. Le monde entier ne tenait qu'à ses pas et à ceux de Faulkner car  la rousse le savait, le Farfuret entendait à son tour la même voix qui l'habitait et les transcendait tous deux.
Même si lui ne souhaitait pas le reconnaître, seulement aveuglé par l'éclat terni de la Griffe Rasoir qui se soulevait à chaque nouveau soubresaut de la demoiselle, souhaitant décoller loin de ses chaînes fragiles.
Pas après pas.
Danse.
S'arrêter, c'était se condamner. Elle et lui, et bien plus encore. Elle n'aurait su le formuler avec des mots mais à eux deux, ils paraissaient bien s'en sortir pour communiquer par-delà la barrière de la langue.
Et elle se rappela que peut-être, oui peut-être, Sheeana avait raison.
Ce n'était pas Faulkner.
Elle serra les poings, souhaitant captiver le regard du Griffacéré qui lui faisait face, le défiant presque mais rien si ce n'est la vitesse et les gestes précis du double-type en guise de réponse.
Elle se força à respirer calmement malgré les battements de son cœur déjà trop alarmé par tous ces exercices physiques. Se força à inspirer en gardant les yeux grands ouverts pour apercevoir les lames fendre sur elle.
Dan...
Le collier vola en éclats, happé par les griffes un peu trop aiguisées.
Ici, le pendentif de flamme.
Là, la plume de Miss Acacia.
Et en l'air, paraissant planer pendant une éternité, le précieux sésame du Farfuret, la Griffe Rasoir vint s'échouer quelques mètres sur la droite de Salomé qui n'avait plus d'yeux que pour l'attrape-rêve lacéré.
Les fils qui se reliaient les uns aux autres ; brisés. Il n'y avait plus rien pour les rattacher ensemble si ce n'est les doigts fins et maladroits de Salomé qui observait là le souvenir qu'elle s'était choisi de son arrière-grand-mère.

– Tu as recommencé. Comme sur Lansat. Tu ne pouvais pas faire ça proprement, hein ?

Il y avait toute cette colère qui bouillonnait en elle et un amas de larmes qui lui montaient aux yeux, cette même rivière qu'elle avait refluée des mois durant, depuis les obsèques de Granny en passant par la furtive rencontre avec sa mère et ce fils qu'elle avait choisi.
Et maintenant ça.
Ses retrouvailles avec Faulkner, le doute l'avait quittée, balayées d'un simple coup d'estoc bien placé. Un peu trop bien placé.
Et tout s'écroulait le long de son cou.
Elle ne faisait même pas attention à la gerbe rouge qui avait fleuri au fil de de sa peau en même temps que le coup de griffe.
Elle l'essuya du revers de la main sans se soucier des traces qui maculaient ses phalanges, ne quittant pas des yeux le corps svelte du Farfuret qui s'était immobilisé sous la voix de Salomé.
Danse.
Il n'y avait aucune raison de s'arrêter.
Alors à sa manière, elle continuait.

– Tiens.

D'un coup de pied, elle fit glisser l'objet évolutif entre les pattes du Farfuret qui ne se fit pas prier pour s'en saisir.
Et c'était tout.
Faulkner paraissait surpris de cette absence de réaction en chaîne, lui qui croyait depuis sa naissance qu'il lui suffirait de toucher la Griffe pour évoluer soudainement.
Mais le soleil était encore haut dans le ciel, et avec lui son illusion d'évoluer en plein jour.
Salomé en aurait sûrement ri en d'autres circonstances.
Mais pas aujourd'hui.
Attrape-rêves de Granny entre ses mains tel un oiseau blessé, elle se contentait de ramasser les différentes babioles dont la plume charriée par le vent et le pendentif qui venait de sombrer telle une pierre parmi ses semblables. Elle se redressa, tournant à son tour le dos au Farfuret toujours immobile.
C'était Sheeana qui avait raison.
Idiote.

***

Elle était vers un ailleurs.
Et ce fut la voix de Sheeana qui la ramena les pieds sur terre, ou presque.

– Salomé ! Mais... tu saignes !

Ça ne s'était pas arrêté depuis tout à l'heure, perles sur perles qui gouttaient et inondaient son cou. Mais elle n'y faisait pas attention, se contentant de poser les restes de ses souvenirs sur la table, laissant la brune constater par elle-même.
Brune qui y jeta un bref regard avant d'aller chercher de quoi désinfecter la blessure de la rousse.

Elle prit toutefois le temps de remarquer que le blanc des fils avait fini par virer au rouge par endroits mais garda le silence devant ce tas de confettis et de lambeaux que la petite lui ramenait, non sans avoir remarqué l'absence de la Griffe.

Elle s'installa près de Salomé, lui posant une compresse que la demoiselle lui prit des mains, bien assez grande pour se soigner toute seule. Après tout, elle était Médecin. Ou du moins avait-elle failli l'être un jour.

– Et donc... C'était... Faulkner ?

Haussement d'épaules de la part de Salomé.
Cela n'avait plus aucune importance de savoir qui il était ou non. Les conséquences étaient là, rivées au centre de la table.

– On peut le réparer ?

Sheeana s'approcha, attrapa méticuleusement les fils qui formaient autrefois la toile destinée à cueillir les mauvais songes. Elle les laissa s'égrener, comme une pluie rouge qui chutait depuis sa paume et retomber en myriades le long du bois.

– Sûrement. Mais il sera plus jamais comme avant, déclara la brune, et puis, il restera rouge aussi. Enfin, au moins il sera accordé à tes yeux et tes cheveux. T'avais la peau trop claire pour que le blanc d'avant t'aille bien.

Elle prit une chaise tandis que Salomé la rejoignait, laissant ses doigts errer parmi les ruines de Granny.
Mais ce n'était pas Granny.
Et tenter de la retrouver à travers un objet était inutile.
Pourtant, une part d'elle continuait de s'obstiner et de s'accrocher à ce souvenir qu'elle avait transformé en collier et agrémenté à sa manière. Elle ignorait à cet instant toutes les transformations que risquaient de vivre l'attrape-rêve à ses côtés en le choisissant.

Il n'y avait plus que le cerceau, intact, qui était totalement blanc.
Le rouge avait dévoré les fils ici et là, leur donnant un aspect unique. Sheeana avait fini par en saisir un, puis un autre, poussant Salomé à l'imiter.
Après tout, ça n'allait pas se rajuster tout seul.

***

Ça y était.
Le jour était tombé.
La nuit avait défilé.
L'attrape-rêves était réparé.
Bancal et insolite, le carmin dominait désormais. De la plume de la Flamenco jusqu'à la flamme en pendentif en passant par la toile d'araignée où alternait crème et sang, il y avait de quoi en faire une overdose.
Mais pas Salomé.

L'aube se levait déjà et les cernes sous ses yeux se creusaient. Sheeana, elle, avait été plus raisonnable et sitôt les premiers gestes montrés et assimilés par la rousse, elle s'en était allée se coucher pour pouvoir satisfaire les consultations des premiers curieux quant à la voyance.
L'aurore ne manquait pas d'emmener avec elle son lot de surprises.
Ainsi qu'un Algernon fraîchement éveillé, passant à travers la fenêtre ouverte tandis que son vol matinal s'achevait. Lui non plus n'avait pas cru bon de fermer les yeux le temps d'une nuit. Lui aussi était épuisé, si ce n'est plus, en se posant face à Salomé qui se préparait à refermer le bijou sur son cou encore égratigné.

Fidèle à ses habitudes, le caillou qu'il avait ramené de son excursion résonna sur la table, faisant sursauter la rousse.
Elle le laissa picorer dans son coin, accrochant le fermoir du collier pour enfin poser un regard tendre sur son starter.
Starter sagement occupé à picorer une Griffe Rasoir comme si de rien n'était.

– Algernon ! T'as eu ça où ?

L'oiseau ne répondit pas, cherchant le meilleur angle pour becqueter au mieux ce caillou pas comme les autres. D'une main preste, la rousse se saisit de l'objet évolutif, l'observant à son tour sans cesser de se demander s'il s'agissait bien de la Griffe. Sa Griffe. Celle-là même qui lui avait valu de refaire une beauté à son attrape-rêves qu'elle exhibait désormais fièrement autour du cou.

Elle se contenta d'accrocher la Griffe Rasoir là où elle était hier encore, sachant pertinemment que toutes ses questions resteraient vides de toutes réponses.

– Y avait trop de rouge, de toute façon.