Ruth
Ruth n’aime pas rester enfermée. Elle trouve cela ennuyant, on ne peut jamais rien faire, en intérieur. Pas même se bagarrer. Cela manque d’espace. Mais Ruth n’aime pas sortir sans réel prétexte, sans réel but. Vadrouiller là où la vie la mène ne l’intéresse pas. Plantée devant son placard, à peine sortie du lit, elle regarde ses vêtements, grattant l’arrière de son crâne, toujours en kigurumi Pikachu, qu’elle porte pour dormir. Elle ne regarde pas ses fringues, elle a l’air de chercher une réponse, quant à son existence, quant au but précis de sa journée. Ce n’est pourtant pas entre ces deux portes qu’elle la trouvera, elle peut en être certaine.
« Pfff… Mais quelle vie, je vous jure. », qu’elle soupire.
Elle finit par attraper de quoi s’habiller, au hasard. De toute manière, les gens qui la croisent trouvent toujours qu’elle a l’air négligé, alors cela ne changera pas de d’habitude. C’est en attrapant son bas, quelque peu brusquement, comme la plupart de ses mouvements, qu’elle manque de faire tomber sa guitare, rangée au fond du placard. Elle fronce les sourcils, la rattrapant à temps. Sûrement la dernière chose qu’elle aimerait casser : c’est l’objet qui lui est le plus cher, dont elle ne voudrait se séparer pour rien au monde. Elle la pose délicatement sur son lit, terminant de s’habiller, avant de se faufiler dans la salle de bain. C’est que toute jeune fille se doit de ressembler à un être humain, avant de mettre un pied dehors. Une fois fin prête, Ruth se rend compte qu’elle n’a toujours pas de réel but pour sa journée. Elle reste auprès de son lit, fixant la guitare.
« Quel dommaaaaage que tu ne puisses pas venir, Jolly. Allez, va, je te raconterai. »
Elle ferme l’étui de sa guitare, après avoir vérifié qu’elle n’avait rien, qu’elle était intacte. Elle enfile ensuite sa veste et troque son misérable sac Pikachu pour sa guitare. Ce n’est clairement pas le même poids, la grimace de Ruth en témoigne. A croire qu’elle a oublié… Il faut dire qu’avec toutes ses bagarres et faire la rencontre de ses petits camarades, Ruth n’a pas réellement eu le temps de se poser et jouer de la guitare, histoire de se détendre. Peut-être que cela lui aurait évité tous ces ennuis, si elle s’était canalisée plus tôt. Mais Ruth a la fâcheuse tendance d’agir, avant de réfléchir. De foncer dans le tas, suivant ses ressentis et ses émotions. Elle vérifie que son Ponyta ne manque de rien, l’embrassant de loin avant de ricaner. Elle se montre peut-être ingrate avec lui mais en réalité, elle commence à l’apprécier.
* * *
La place est relativement tranquille, aujourd’hui. Il y a du passage, certes, mais il pourrait y avoir plus de monde, à une heure pareille. Ruth en profite pour se poser à un banc, juste en face de la fontaine. Ici, personne ne la dérangerait. Elle s’installe alors, se laissant tomber plus qu’autre chose contre le bois de ce banc. Elle soupire, regardant les passants s’affairer à droite, à gauche. Il y a quelques adolescentes, accompagnées de leur mère. Jamais Ruth n’a fait ça ; des journées shopping en famille. Il faut dire que le travail de sa mère lui prend tout son temps, et qu’il lui faut souvent récupérer de ses horaires de nuit. Elle attend quelques instants, avant de sortir sa guitare, et la poser sur ses genoux. Elle prend son temps pour l’accorder, avant d’arborer un sourire satisfait. Quoi de mieux qu’une journée ensoleillée pour jouer en public ? Elle s’installe alors un peu mieux et commence à jouer quelques notes. Il fallait qu’elle se trouve une nouvelle mélodie, hors de question de jouer des reprises devant un public. Il fallait se démarquer, se faire sa propre clientèle. De note en note, Ruth en vient à créer sa propre instrumentale, tapant du pied en rythme.
« Eh, la clodo, t’as pas ramassé beaucoup de pièces, dites donc. »
Elle lève immédiatement la tête. Qui ose donc l’interrompre ? Lui parler ainsi ? Elle fronce les sourcils, cherchant d’où peut bien venir cette voix, avant de trouver. Là-bas. En face. Au niveau de la fontaine. Il y a une espèce d’hurluberlu, accompagné d’un acolyte à l’air tout aussi nigaud, qui siège au bord. Qu’est-ce qu’il lui veut ? Elle fronce les sourcils, plantant ses yeux verdâtres dans les siens. S’il cherche à l’impressionner ou la déstabiliser, il se fourre le doigt dans l’œil. Et ce, jusques au coude.
« Bah alors, bichette, on a perdu l’usage de sa langue ? »
Elle détourne le visage, préférant ne pas répondre. Rien ne sert de s’énerver, elle était là AVANT eux, elle a donc la légitimité sur les lieux. Elle reprend alors sa création, mais un bruit de guitare s’élève. Et celui-là, il ne vient pas de la sienne. C’est là qu’elle comprend : ils se sont installés pour lui voler la gloire, voler l’attention. Ruth serre les dents, crispant sa poigne sur le manche de sa guitare.
« Eh, va te trouver une autre fontaine ! », qu’elle lui lance.
Il feint l’avoir entendu, son coéquipier commençant à gesticuler. Mais c’est qu’ils sont en train de la narguer. De la provoquer, même. Le guitariste garde son petit sourire narquois, alors que les passants s’arrêtent pour l’écouter, pour regarder l’autre danser. Il est ici pour faire de l’ombre à Ruth, lui montrer qu’il aura le dessus. Parce qu’il joue des reprises, il joue des choses que les gens connaissent, qu’ils peuvent fredonner en rythme avec la guitare.
« Reste avec tes pigeons ! C’est le public qui te correspond. », qu’il lui rétorque, se marrant, entre deux couplets.
Ruth grommelle quelques paroles, visiblement incompréhensibles. Imperceptibles pour ses nouveaux adversaires, surtout. Alors, elle décide de se lever. Très bien. Il veut faire dans le populaire, alors elle va piocher dans son répertoire. Elle enfile la bandoulière de sa guitare, s’approchant peu à peu de la fontaine. Il faut qu’elle récupère son public. Question de principe. De premier arrivé, premier servi. Mais voilà, Ruth, même si elle s’est lancée sur « Zombies » du groupe Cranberry, ne fait clairement pas le poids. Elle passe presque inaperçue, dans cette foule. Et ça commence à la faire bouillonner. La frustration se fait sentir dans son toucher, dans ses accords.