Le coup est net, rapide, précis ; à peine la lame a-t-elle étincelé à la lumière de ton plafonnier que le carton éventré vomit un flot de polystyrène blanchâtre sur tes derbies. Embourbé dans sa curiosité, Wassily n'a pas le réflexe assez prompt pour reculer et son cri aigu résonne tandis que son petit corps est enseveli de cette matière légère et aérienne. A ton tour, tu y plonges la main qui ne tient pas le cutter et farfouilles quelques secondes avant d’en retirer un couvre-chef dont les couleurs vives semblent défier l’acier tranchant de tes yeux. De tes doigts gantés, tu parcours les broderies de ce chapeau lapon que tu as commandé par pure fantaisie ; soyons honnête, quel énergumène viendrait te l’acheter ?
En faisant un pas en arrière, ton pied se pose sur un objet rectangulaire qui émet alors un bruit de verre cassé. Tu te retournes avec lassitude. En t’accroupissant, tu reconnais le cadre que ton ancienne colocataire Jane t’avait offert le jour qu’elle supposait être celui de ton anniversaire. Tu te rappelles parfaitement de cette soirée, de son visage saupoudré de tâches de rousseur et crispé par l’excitation, des cris de joie et des accolades qui avaient salué ton entrée dans l’appartement. Le bruit avait explosé dans ta tête, écorché ton cerveau, s’était insinué dans tes nerfs et enroulé autour de tes synapses ; le bruit était oppressif, lancinant, visqueux.
Alors tu t’étais gratté le sourcil droit.
La pièce était pleine de gens, de ces êtres ennuyeux que tu côtoies tous les jours, pleine de leur chaleur et de leurs respirations. Tu ne savais pas quoi faire. Lorsque Jane s’était approchée de toi pour te tendre son cadeau confectionné avec la douceur d’une amitié sincère, tes yeux s’étaient accrochés aux siens quelques secondes, des secondes courtes mais suffisantes pour y lire toute la médiocrité de cette gentille fille qui partageait ta vie. Et l’envie de lui souder les paupières pour l’éternité s’était révélée plus forte que jamais.
A la place tu avais respiré. Parfois tu oublies de le faire. C’est ton cœur qui s’affole qui te rappelle à l’ordre. Jane attendait visiblement quelque chose de toi. Tu ne sais plus ce que tu as dit, tu sais juste que tu as réussi à la faire rire toute la soirée.
Il s’est avéré qu’elle pleurait.
Le bruit aigu de la sonnette du comptoir t’extirpe de tes pensées. Jusqu’alors en plein combat avec les cubes de polystyrène, Arsène se fige. Visiblement, la surprise de ne pas avoir entendu le nouvel arrivant l’emporte sur son agressivité habituelle. Ce détail éveille en toi une certaine curiosité. Tu te relèves en déliant tes membres ankylosés et sors de la réserve, le cadre brisé dans une main, le cutter dans l’autre. Il ne te vient pas à l’esprit qu’une telle apparence peut être rebutante.
Mais elle ne l’est visiblement pas pour la femme qui te fait face.
Cette dernière n’a esquissé aucun mouvement de peur, son corps menu est resté stoïque, ses yeux sombres impassibles. Elle est belle, d’une beauté dangereuse et froide, d’une beauté violente mais éprouvée. Elle ressemble à une princesse vampire avec son teint pâle, ses membres à l’apparence gracile, ses cheveux d’un noir ébène tirant vers le violet et son regard qui semble vouloir transpercer ton âme. Elle est Carmilla, la comtesse macabre, dont la beauté froide et mystérieuse dissimule les péchés, celle qui charme ses victimes avant de les dévorer. Tu la vois à travers les yeux de Laura qui confessait « Je croyais déceler une froideur qui n’était pas de son âge dans ce refus obstiné, mélancolique et souriant, de me montrer le plus faible rayon de lumière ».
Hum...Tu lis trop Aurélia. Reconcentre-toi.
Sa peau terne, son air malingre, le coin de ses yeux déjà creusé de légères rides et les cernes violacées qui accentuent la noirceur de son regard trahissent les mauvaises habitudes de vie de la nouvelle arrivante : alcool, cigarettes ? L’odeur de tabac qui l’accompagne te donne un début de réponse. Soudain une connexion s’effectue dans ton cerveau, des détails insignifiants te sautent aux yeux. Tu la connais cette ligne sévère et déterminée de la mâchoire, ce regard froid et observateur, cette rigidité dans le maintien, cet aspect élégant et apprêté, cette façon dont elle a appuyé son avant-bras contre le comptoir, exactement comme l’avait fait son frère contre le bar.
Reece.
Tu retiens un rictus en entendant sa phrase. Un Reece va-t-il réellement quelque part par hasard ? Sa voix qui se veut douce ne te trompe pas ; elle te teste. Mais tu n’es pas la seule à jouer Aurélia, tu le sais, les yeux sombres plantés dans les tiens la dissimulent bien mais tu es certaine qu’au fond doit y danser la flamme du défi. Elle en sait plus sur toi qu’elle n’en laisse paraître. Elle sait pourquoi elle est là. Et c’est à toi de le découvrir.
- Mes capacités ne me permettent pas encore d’exposer mes propres créations – tout juste d’effectuer de légères retouches - mais je peux certainement vous conseiller quant au chapeau qui vous siéra le mieux. Peut-être avez-vous des goûts particuliers ou une occasion à venir comme, que sais-je, un anniversaire, un mariage…?
Tu es curieuse de voir si de tels mots, tout poisseux de banalité, peuvent éveiller une quelconque réaction chez cette femme à l’abord abrupt. En dehors de leur penchant pour l’alcool et l’illégalité, tu dois bien avouer que tu ne connais pas grande chose de cette puissante famille. En écoutant sa réponse, tu scrutes les doigts fins qui tapotent ton comptoir, des doigts que tu devines agiles et certainement utilisés pour des activités peu recommandables.
- Excusez ma question qui vous paraîtra sûrement indiscrète mais jouez-vous du piano ? Vous possédez des mains d’une finesse incroyable.
Puis, mobilisant tous tes souvenirs des travaux de Paul Ekman sur les micro-expressions, tu t’appliques à prendre un air innocent où se mêle curiosité et surprise. N’oublie pas, n’écarquille pas trop les yeux. Et pense à cligner des paupières, c’est ce que font les humains normaux.
- Votre visage me semble terriblement familier...Ne nous serions-nous pas déjà croisé quelque part ?