Itzan a l’impression de ne jamais avoir été aussi fatigué de toute sa vie. Il n’a pas dormi depuis plus de 24 heures maintenant, et avec tout ce qu’il s’est passé et ce malgré ses craintes récurrentes du sommeil, là il n’attend plus que de retrouver son lit douillet pour s’y écrouler et disparaitre au moins quelques longues heures.

Seulement, la vie en a décidé autrement. Avant que ses pas ne puissent se diriger vers le matelas tant convoité, le voilà contraint de faire un arrêt dans le bureau de son référent de dortoir mais aussi de parcours. Toquant un peu trop mollement à la grande porte, l’adulte n’en tient heureusement pas compte pour l’intimer d’entrer. Les cernes désormais bien visibles sans son maquillage de circonstance, impossible de ne pas deviner que le bleu manque cruellement de sommeil. Mais à nouveau, Leon Nahr n’en tient absolument pas rigueur et commence comme si de rien n’était.

— Monsieur Xoaleteño, votre rapport s’il vous plait.

— Monsieur, je suis vraiment au bout du rouleau là. Est-ce que je peux aller dormir un peu et revenir plus tard ? Ou alors vous le faire par écrit comme tout le monde ?

— Non, j’attends ce rapport maintenant. Si vous attendez trop, vos souvenirs ne seront pas aussi frais. Je veux votre compte-rendu à chaud. Et un rapport écrit vous desservirait. Je sais que vous êtes beaucoup plus pratique que théorique. Alors servez vous de votre bouche pour me raconter ce qu’il s’est passé plutôt que de votre crayon.

Bien que le Voltali soit beaucoup trop fatigué pour le reconnaitre à haute voix, il apprécie les rares gestes de son référent à son égard. Le sportif a été le premier à lui expliquer que ses difficultés théoriques n’étaient pas forcément un handicap s’ils étaient compensés à la fois par des très bonnes compétences pratiques, mais surtout par des coéquipiers talentueux. Monsieur Nahr espère qu’à terme, Itzan deviendra la pièce tournante de duo ou trio d’agent en mission. Un projet ambitieux dans lequel le gitan n’arrive pour l’instant pas à se projeter mais qu’il ne prend pas non plus à reculons.

— D’accord Monsieur. Alors quand le bal a commencé…

— Il va falloir reprendre le compte-rendu un peu plus tôt. Imaginez que je ne suis pas celui qui vous a confié cette mission, mais plutôt un responsable de l’agence dans laquelle vous travaillez qui prend le relais d’un autre de ses collègues. Il ne connait pas bien les tenants et aboutissants de votre travail effectué sur le terrain. Vous devez donc lui remettre un peu de contexte de manière claire et concise.

— Hmm, je vais essayer alors.

Le garçon réfléchit un instant à comment formuler son propos de manière neutre tout en disant ce qu’il faut. Un drôle d’exercice.

— J’ai été envoyé en mission pour le compte de la société Macro Cosmos. Cette société possède une filiale spécialisée dans les robes de soirée pour adolescentes et jeunes femmes. Pour annoncer le lancement d’une nouvelle collection jusque là tenue secrète, la filiale a organisé un bal sur l’île d’Adala où sont invitées des influenceuses de partout dans le monde, égéries de leurs collections précédentes. Est-ce que c’est bon comme ça ?

— C’est pas mal. Maintenant continuez. Pourquoi vous a-t-on envoyé là-bas ?

— Macro Cosmos craignait que l’une de ses égéries ne soient prêtes à revendre contre bon prix le thème de leur nouvelle collection ainsi que des designs exclusifs à une société qui serait en mesure de produire plus vite et moins chère les vêtements.

— En résumé donc ?

— En résumé, Macro Cosmos perdrait l’exclusivité et serait vu comme des copieurs et non plus des créateurs.

— Parlez plutôt de plagiat que de copieurs. Poursuivez.

— Ok, donc ça c’était mon contexte initial. Du coup, comme le bal avait lieu sur Adala, j’ai pris le bateau et…

— Le trajet que vous avez effectué, sauf cas particuliers, intéressera très peu vos supérieurs.

C’est vrai que le trajet en bateau n’avait rien d’extraordinaire. Armé de son sac à dos, le gitan a pris la mer pour un court trajet, Adala se situant non loin de Leiar. En plus, ceux qui devaient l’encadrer l’attendait sur place. En clair, il était tout seul sur le bateau. Un temps qu’il a rentabilisé en discutant avec sa maman de tout et de rien à l’abri des regards. En résumé, rien qui n’intéressera les personnes susceptibles de lui donner du travail dans le futur. Malgré la fatigue, le Voltali essaie de passer l’histoire en accélérer dans sa tête pour en arriver au moment qui intéresse son professeur.

— Une fois sur place, les responsables de la société m’ont fait visiter la salle où aurait lieu le bal, ainsi que toutes les issues et couloirs aux alentours. Il m’a fallu un peu de temps pour mémoriser toutes les pièces mais vous avez insisté en cours sur le fait que connaitre son environnement sur le bout des doigts est un vrai plus pour un agent, particulièrement en milieu clos.

— C’est exact, poursuivez donc.

— L’un des responsables de la société m’a rappelé mon objectif et s’est étendu sur les craintes qu’il avait de voir cette cérémonie conduite au désastre par un espionnage commercial. Il m’a vraiment mis la pression pour que je trouve la coupable, s’il y en avait une. C’était assez stressant.

— De même Monsieur Xoaelteño, il est peu probable que vos états d’âme intéressent vos supérieurs.

Le bleu aurait presque râlé si cela n’aurait pas retardé son arrivée jusqu’à son lit. Tant pis, il racontera plutôt à ses amis ce genre de détail. C’est la première fois qu’il se retrouvait ainsi, sans encadrant connu, à devoir porter en solo la responsabilité d’une mission. Jusque-là, il avait toujours tout fait à plusieurs. Et si l’échec pour lui n’était pas forcément grave, porter la responsabilité à deux est toujours plus facile que seul. Sans être un expert, il a bien compris que ce bal, au-delà d’une simple fête, était un enjeu commercial de la plus haute importance. Encore un peu plus de pression.

— A partir de là, il fallait donc que j’établisse une stratégie. Ils m’ont proposé de me déguiser en serveur pour pouvoir observer un peu mieux les participantes et déceler un comportement suspect. C’est une bonne stratégie mais…

— Mais ?

— Mais comme le Général Jackie le dit souvent, les agents sont les plus efficaces là où s’y attend le moins. En plus, en étant déguisé en serveur, je réduisais considérablement mes possibilités d’interaction avec les filles. Je ne pouvais plus que compter que mon observation et de rares échanges mais limités à certaines d’entre elles. En bref je n’aimais pas ce plan.

Itzan se rappelle très bien sa discussion avec les responsables, le poussant à remettre en cause ce plan. Bien sûr qu’il aurait pu tchatcher comme il sait le faire avec les adolescentes sans difficulté. Mais à ses yeux, il aurait vite été trop suspect à parler avec un maximum d’entre elles. Et puis il n’est pas serveur de formation. Il y avait trop de risque qu’il fasse tomber un plateau par mégarde et soit alors grillé aux yeux de tout le monde. Sans forcément être démasqué, il serait devenu le serveur un peu gauche aux yeux de la salle, trop visible.

— Alors j’ai proposé une autre stratégie qui demandait un peu plus de préparation mais qui me paraissait plus efficace.

— Venez-en au fait, ne faites pas durer le suspens inutilement où vous agacerez votre supérieur.

— J’arrive. J’ai proposé de me créer une fausse identité d’influenceuse. Avec mon visage et mes cheveux, il n’est pas difficile avec du maquillage et une autre coiffure de me faire passer pour une fille. Une robe suffisamment ample pour ne pas voir que je n’ai pas les formes d’une adolescente, et le tour est joué.

— Plan audacieux. Détaillez-moi comment vous vous êtes débrouillés.

— Avec l’un des responsables de la société, on a monté un faux profil Instagram. L’idée était de me présenter comme une nouvelle recrue pour qui ce bal était la première sortie officielle, justifiant le peu de photo. Je m’appelais désormais Irina Van Lope, une jeune fille de 15 ans tout juste, nouvelle égérie de la marque sur une toute petite île au nord de Sinnoh. Le froid justifiait des robes plus amples avec plus de couches.

Cette partie du travail a bien amusé le gitan à vrai dire. Se créer une nouvelle identité de a à z est un travail fastidieux mais qui lui a bien plu. Il devait mémoriser pas mal d’informations pour ne pas se tromper, ou apprendre à en déformer des vrais. Un cours qu’il a heureusement bien suivi à l’académie et qui lui a permis de rapidement se monter ce profil idéalisé.

— Après ça, une jeune femme m’a proposé une longue robe qui dissimulait complètement mon corps, des chaussures plates, un maquillage raffiné sans trop de paillette, un joli tressage subtil de mes cheveux et…

— Pareil, ces informations intéressent peu.

Pourtant qu’est-ce qu’il était beau en femme. Itzan est déjà beau de base bien sûr, sa maman lui a assez répété qu’il était très beau garçon. Mais en femme, il était méconnaissable. Heureusement que la maquilleuse a accepté qu’il soit pris en photo pour le montrer au club des 5. Une vraie jolie fille qui a disparu aussi vite qu’elle est apparue.

— Doudou m’a été utile aussi. Comme il est très mignon, les adolescentes et même les jeunes femmes se sont prises d’affection pour lui. Il m’a très vite permis de repérer qui était parfaitement calme et serein à l’idée d’être ici, et qui l’était beaucoup moins.

Bien sûr, Doudou reste Doudou. Il n’a pas pu naviguer de bras en bras comme l’aurait souhaité le bleu. Trop intimidé, il est resté collé à Itzan tout du long. ça ne l’a pas rendu moins attendrissant bien au contraire. Cela a juste obligé le garçon à avoir un jeu de regard d’autant plus affuté.

— Dès le début de la soirée, en me promenant de groupe en groupe avec ma fausse identité, j’ai pu repérer quelques filles qui avaient l’air vraiment mal à l’aise. Je me doutais bien que pour certaines, c’était simplement de la timidité, plus le côté très intimidant d’être dans une si grande salle entourée de plein de gens. Il fallait donc que j’opère un nouveau tri.

— Quelle a été votre stratégie ?

— Mon charme bien sûr ! Ce n’est pas trop difficile pour moi de faire paraitre ma voix plus aigüe. Alors je me suis approchée d’elle, j’ai engagé la discussion, et je les ai invités à danser. En faisant ça, j’essaie de voir lesquelles arrivaient à se détendre un peu mais surtout lesquelles étaient incapables de masquer leur concentration beaucoup trop importante. A ce petit jeu-là, j’ai donc réussi à ne garder que trois suspectes.

Travail qu’il a effectué avec un timing quasiment impeccable. Ce n’est que quelques minutes après l’établissement de cette courte liste que la véritable cérémonie a commencé. Les responsables de la sous-filiale de Macro Cosmos ont présenté leur nouvelle collection de robe. 5 modèles de robes réversibles, c’est-à-dire qu’elle pouvait passer en quelques instants d’une robe classique à manche longue à une robe de soirée à bretelle avec un jupon très fourni. Les détails techniques n’ont pas été retenu par le gitan, trop occupé à repérer sa cible.

— Lorsque le discours a commencé, j’ai continué d’étudier les jeunes filles. Il était évident que dès que le discours serait fini, l’une d’elle chercherait à s’isoler pour communiquer tout ce qu’elle avait appris. Les photos étaient interdites pour conserver un maximum de suspens, mais j’imagine que quelqu’un qui s’y connait bien en mode et en couture est capable d’expliquer à des professionnels le mécanisme utilisé.

S’il avait été avec quelqu’un de la filière coordination, nul doute qu’il aurait été fasciné par la présentation de ces vêtements originaux et économiques, puisqu’ils sont deux pièces en une seule. Bien sûr, cela reste de la haute couture et Itzan a difficilement pu cacher ses yeux devenus tout rond à l’annonce de l’entrée de gamme, le prix étant probablement équivalent à un mois entier d’argent de vie de lui et de sa maman, et peut-être même d’une seconde caravane.

— Quand le discours s’est achevé, l’une des filles a profité de l’agitation pour filer. Je l’ai alors suivi dans un des couloirs. Le problème, c’est qu’elle m’avait repéré et s’est mise subitement à accélérer. Comme nous étions déjà suffisamment éloignées de la salle principale, j’y suis allé plus directement en accélérant le pas grâce à mes chaussures confortables avant de lui sauter dessus et de la plaquer au sol.

— Il y avait surement plus distingué comme manière de faire Monsieur Xoaelteño, surtout avec une jeune demoiselle probablement manipulée par plus gros qu’elle.

— Je sais, mais j’avais trop peur de la perdre de vue pour réfléchir à un autre plan. Une fois au sol, je n’ai eu plu qu’à prévenir les gars de la sécurité et le tour était joué.

Bras croisés derrière la tête, Itzan espère que son référent va vite le libérer. Il a l’impression qu’il pourrait s’endormir d’une seconde à l’autre tellement il est fatigué. Seulement, Leon Nahr en a décidé autrement.

— Que s’est-il passé ensuite ? Votre rapport n’est pas terminé.

— Et bien ensuite…je suis retourné dans la salle de bal pour ne pas trop éveiller les soupçons tandis que la fête battait son plein. Je savais que les responsables de la société s’occupaient d’appeler les parents de la demoiselle, et aussi des avocats je crois pour trouver des accords sur les secrets commerciaux de cette collection. Je ne suis revenu qu’une heure plus tard, lorsque la fête commençait déjà à se calmer.

Le bleu a joué le rôle de l’influenceuse encore un peu. Non seulement c’était un bon entrainement, mais en plus il doit dire que c’est relativement amusant. Bien sûr, il a surement un peu tiré le trait. Mais ce n’est pas comme s’il avait connu beaucoup de filles de ce type. Ce n’est pas Lyria ou Magnolia qui iraient à ce type de cérémonie. Il n’y a bien que Agatha qui aurait pu passer, surtout qu’en tant que fille du maire de la ville elle l’a probablement déjà fait. Mais elle aurait davantage joué la cutie qu’une véritable influenceuse.

— Après ça, j’ai du débriefer avec les supérieurs de l’ensemble du processus, assister aux négociations puis aider aux rangements du matériel et de ma fausse identité. Ca a pris toute la nuit. Plus le trajet en bateau où je n’ai pas pu dormir, j’en arrive à vous maintenant. J’avoue que je suis épuisé monsieur vraiment.

— Je sais je sais. Globalement le travail a été rempli, et le compte rendu que j’ai reçu de vos employeurs sur cette mission confirme votre version. La mission n’était pas difficile et vous n’êtes pas tombées sur l’espionne la plus efficace, mais c’est du bon travail.

— Attendez vous aviez déjà un compte rendu ? Alors pourquoi m’avoir empêché de dormir ?

— Parce que votre rapport à vous compte plus pour moi que celui des responsables d’une multinationale extrêmement riche qui aurait pu déformer la vérité comme cela l’arrange. En parlant de ça, il me semble toutefois que vous avez négligé quelque chose de très important au cours de cette mission. Voyez-vous de quoi il s’agit ?

— Non Monsieur ! J’ai vraiment fait de mon mieux pour appliquer les cours du Général je vous assure !

— Je sais Monsieur Xoaelteño je sais, je ne suis pas en train de vous punir, mais de vous faire réfléchir. Tout au long de votre mission, vous m’avez parlé des responsables de Macro Cosmos qui vous avaient indiqué la marche à suivre. C’est exact ?

— Oui, ce sont eux qui m’ont transmis toutes les informations.

— Ne vous êtes-vous pas dit que peut-être l’espion n’était pas l’une des influenceuses, mais quelqu’un de la société elle-même qui y aurait beaucoup plus à gagner que ces jeunes filles ?

Le garçon en reste bouche bée. Il n’a pas du tout envisagé cette hypothèse mais effectivement, cela aurait complètement pu être le cas. Il n’a jamais remis en cause leur parole de quelques façons que ce soit, et il réalise maintenant qu’il aurait pu être utilisé à de multiples reprises pour maquiller le véritable espionnage. Ce qui lui avait semblé être une réussite lui parait désormais être un échec cuisant, sentiment qui se lit sur son visage.

— Ne vous en faites pas, cela n’avait pas l’air d’être le cas ici. Soyez juste moins crédule la prochaine fois, surtout avec les grandes multinationales. Les gens qui ont de l’argent ne raisonnent pas comme nous. Sur ce, je vous libère, vous avez besoin de sommeil. Méditez sur cette mission, et soyez prêts pour la prochaine. Le Général Jackie sera moins tendre avec vous que moi.

Trop fatigué pour être réellement dépité, le bleu hoche la tête et quitte le petit bureau, son sac à dos toujours sur le dos. Finalement, cet exercice lui laisse un gout doux amer. Cela passera surement après en avoir discuté avec les copains. En attendant, il a à peine souvenir d’avoir fermé la porte, enlevé ses chaussures et son sac, pris Doudou entre ses mains que déjà il dormait confortablement contre son matelas, Doudou à ses côtés.

Il fera mieux la prochaine fois.