Les glycines couleur lilas s’étendaient comme une dense toile d’araignée, allant de branches en branches, égayant l’écorce de touches printanières. Les arbres croulaient sous une foisonnante végétation, et la rosée du matin brilla d’éclats arc-en-ciel dès lors que les premiers rayons du soleil vinrent la traverser. Des fragrances de sous-bois et d’humus embaumaient l’air, et le vent était comme les dames ; espiègle, léger et frais. Une odeur plus subtile d’embruns marins flottait dans les ruelles, et Alban s’arrêta un instant sur un banc pour renifler. Loin de sa Cimetronelle d’origine, le jeune garçon était un peu perdu. Cependant, les chants du matin et la nature au cœur de Cobaba lui donnait un peu l’impression d’être à la maison. Il avait également la sensation que loin de chez-lui et de tout ce qui le rattachait à son accident, son genou se portait mieux. Alors certes, ce devait être plus psychologique qu’autre chose, mais au moins, ici, les gens n’étaient pas au courant de son handicap. Ici, il n’y avait pas sa famille, ni tous les endroits qu’il avait visité avec Cirrus. A des lieues de Hoenn, Alban se sentait revivre, comme un oisillon qui craquerait tout juste sa coquille pour découvrir le monde.
Alerte, Alban s’attarda encore un instant pour embrasser du regard la ville endormie. A cette heure de la journée, les habitants semblaient encore somnoler dans les bras de Morphée. Ses camarades devaient également être dans les mêmes conditions. Il fallait dire que la journée de la veille avait été mouvementée. Pour son premier jour dans sa nouvelle école, Alban ne s’était pas vraiment attendu à ça. Mais comme l’avait dit et répété un des enseignants - une sorte de personnage un peu gauche qui s’était répandu en excuses au moins une centaine de fois -, ce genre de choses n’arrivaient pas tous les jours. A la bonne heure ! Alban avait essuyé une pluie de débris, s’était retrouvé endormi au beau milieu de kidnappeurs, et s’était fait sortir du bus sans ménagement. Quelques élèves avaient disparu, d’après ce qu’il avait entendu. Mais Alban ne connaissait pas encore assez les gens pour savoir si la rumeur était vraie, ou si on voulait juste lui faire subir une sorte de bizutage.
Il passa une main dans ses cheveux châtains. Ses yeux avaient une teinte de ciel dégagé aujourd’hui, mouchetés par endroit de nuances turquoise. Après quelques heures seulement en bord de mer sous un soleil caniculaire, sa peau avait pris une délicate couleur caramel. Ses longs doigts se dirigèrent d’eux même sur les lianes qui reliaient les arbres entre eux, et il s’en servit pour avancer. Les plantes formaient comme une tapisserie grossière, morcelée de carrés du ciel visible au travers. Alban aimait cet endroit. On se serait cru en plein cœur d’une forêt sauvage ou d’une jungle inexplorée. Seuls les quelques chalets indiquaient la présence d’une civilisation, mais cette ville faisait battre le cœur du jeune homme. Ses jambes avancèrent sans qu’il ait à se concentrer. La douleur semblait s’estomper tandis qu’il se dirigeait vers le centre du village. Moins il y pensait, et moins il se sentait diminué. C’était une sensation fantastique ! Pour la première fois depuis un an, il avait l’impression de déployer ses ailes et de prendre son envol.
Mais le retour à la réalité fut aussi rude que l’avait été sa chute lors de la course aérienne. Son genou trembla et il ploya sous son propre poids. S’étalant de tout son long dans le sable, il resta un moment allongé à pester contre ce corps de faible. C’était tellement frustrant ! Attrapant des poignées de débris à pleine main, il les jeta devant lui, rageur et désemparé. Il ne s’énervait pas souvent, mais il n’y avait rien de plus frustrant que de commencer une œuvre sans pouvoir l’achever. Reprenant contenance, Alban se releva en se servant de sa jambe valide. Comme si de rien n’était, son visage repris ses traits indifférents. Il ne devait pas flancher. Pas ici, et pas maintenant. Pas au moment où il recommençait sa vie à zéro - en supposant qu’on puisse recommencer cette dernière -. Son cœur s’emballa. Quelqu’un l’avait-il vu ? Il promena son regard dans les allées, mais il était seul. Il se calme un instant en se rendant compte que ses pas l’avaient déjà porté sur la place de la plage, lorsqu’il sentit une présence derrière-lui.
Dans un sursaut, il remarqua enfin l’étrange individu qui se tenait à 10 centimètres à peine de lui. Reculant de quelques pas, il sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine et il se força à ne pas paniquer. La force du vent lui rafraîchit le visage et les idées. Cette personne devait être le Collectionneur. Et vu l’énergumène, ce ne serait pas le genre de personne à aller crier sur tous les toits qu’Alban était un handicapé de première. Malgré tout, le léger sourire imprimé sur les lèvres du dresseur l’inquiétait. Il ne lui était pas hostile, mais il l’observait comme une curieuse bête de foire ; d’un regard scrutateur, une pointe professionnel. Alban garda son visage impassible et décida d’en faire de même. L’homme était d’une pâleur cadavérique. Un rideau de cheveux noirs et légèrement gras couvrait son front, et ses yeux disparaissaient derrière d’épais verres de lunettes. Il se tenait légèrement vouté, comme un ermite, et il avait le style débraillé des personnes qui n’accordent pas d’importance au jugement des autres. Etrangement, le Collectionneur le mettait mal à l’aise.
- Ton nom, jeune homme ? demanda-t-il d’une voix douce surprenante.
- Abernaty Amargein, Alban.Un rictus s’étala sur les lèvres du Collectionneur. Joignant les doigts de ses deux mains, il posa plusieurs questions sans relations aucune les unes avec les autres, sans quitter du regard Alban. Ou tout du moins ce dernier le supposa-t-il car il ne pouvait même pas capter les yeux du dresseur derrière ses lunettes double foyer. Avec une franchise qui l’étonna lui-même, Alban répondit à chacune d’entre elles. Certaines questions étaient évidentes, mais d’autres lui demandèrent plus de réflexion. Il se rendit compte que cet échange lui permettait d’en apprendre plus sur lui-même ; parfois sur des points auxquels il n’avait jamais songé.
Au bout d’une vingtaine de minutes, l’entretien s’acheva et le Collectionneur fouilla dans sa besace. Des centaines de Pokéballs devaient s’y trouver, mais il sembla les reconnaître rien qu’au toucher. Dans un geste théâtral et vif, il tendit enfin une sphère rouge et blanche à Alban.
- Ton… nouveau compagnon. Je pense que vous vous trouverez beaucoup de choses en commun…Déglutissant, Alban se saisit de la Pokéball, remercia brièvement le Collectionneur puis pris congé.
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Il était dans un parc tropical. Assis sur un banc, il regardait la Pokéball sans oser l’ouvrir. Et si le destin avait fait en sorte qu’il tombe sur un Pokémon de la même famille que Cirrus ? Serait-il sans cesse hanté par son passé ? La boule au ventre, il ferma les yeux et se décida. Il n’avait pas fait tout ce chemin pour flancher maintenant, si près du but. Son doigt trouva instinctivement l’endroit où il devait appuyer, et une lumière écarlate fusa comme un rayon de la sphère. Doucement, une plume se matérialisa. Puis une aile, un bec, et enfin un corps.
Blanc comme neige, un minuscule Goélise venait d’apparaître. Alban, qui connaissait bien ces Pokémon pour en avoir quelques-uns dans la poste de ses parents, remarqua bien rapidement une singularité. Les bandes colorées qui ornaient la queue et les ailes d’oiseau n’étaient pas bleues pastel comme d’ordinaire, mais d’un doré qui brillait sous la lumière du jour. Un Pokémon chromatique. Avec une mine craintive, le Pokémon sautilla de deux pas en arrière, surpris par la présence du châtain, et se cacha le bec derrière l’aile. Cette réaction fit sourire Alban, qui fit un effort pour s’accroupir - ou s’assoir comme il le pouvait tout du moins -. Tendant une main avec douceur, il essaya de calmer l’oiseau.
- N’ai pas peur petit, viens par ici… susurra-t-il de façon apaisante, comme une berceuse qu’on chante à un nouveau-né.
Le Goélise plongea ses grands yeux noirs dans ceux d’Alban, et dégagea une aile, méfiant. D’un petit bond, il sautilla vers les doigts du jeune homme et les renifla. Alban le laissa s’imprégner de son odeur, et il réalisa que ce petit lui plaisait. C’était un Pokémon Vol de sa région. Honnêtement, Alban aurait peut-être eu du mal à éduquer un Pokémon autre que celui-ci. Mais là ? Son intuition lui soufflait que les choses se passeraient bien. Comme pour confirmer ses dires, le Goélise décida enfin qu’il était digne de confiance et il frotta le bout de son bec contre le creux de la paume de son nouveau dresseur.
- C’est bien, l’encouragea Alban.
Il se releva ensuite à demi et tendit son avant-bras devant lui, comme il avait l’habitude de le faire pour les Pokémon Vol de sa poste. Normalement, l’oiseau devait prendre son envol et atterrir pile à 6 centimètres du poignet s’il était bien éduqué. L’art du dressage des oiseaux était une science précise. D’ordinaire, ce geste aurait suffi à faire décoller le Pokémon et à le faire se poser sur son bras. Cependant, le Goélise sautillait en tentant d’y prendre place, sans grand succès. D’un coup, les mots du Collectionneur lui revinrent en tête et Alba compris.
« Je pense que vous vous trouverez beaucoup de choses en commun… »
Il regarda encore un moment le petit Goélise qui déployait tous les trésors d’ingéniosité pour essayer de grimper sur son bras, et la réalité le frappa.
Ce Goélise, tout comme lui, ne pouvait pas voler.