Welcome to the Ballroom

« Rod, pourquoi t'es toujours en retard sur la douzième mesure ! Et puis remonte un peu ta prise— »
« C'est toi qui n'en fais qu'à ta tête, je peux pas guider si tu ne suis pas ! »

Tandis qu'une nouvelle séance s'achevait, la professeure regardait le couple de danseurs qui se criait dessus, comme à l'accoutumée. Le petit studio de danse commençait à être habitué à la scène ; c'était ainsi que se terminaient quasiment tous les entraînements de ce surprenant duo.

La rousse soupira lourdement, levant l'oeil au ciel, en attrapant sa bouteille d'eau pour boire un peu.

« C'est parce que t'es trop mou. Ça manque de rythme si je m'en mêle pas. »
« On est complètement désynchronisés sur ce passage, on devrait commencer par travailler la choré plus lentement... »
« Dis, sur la mesure huit, je pense qu'on devrait faire un pas plus ample. »
« Ah, c'est vrai qu'on manque souvent d'élan pour le pas suivant. Ça aurait peut-être plus d'impact. »

Et comme toujours, la dispute évoluait rapidement en débat sensé, et c'était comme si toute trace de tension s'évanouissait d'elle-même. Un habitué du studio laissa échapper un petit rire.

« Ces deux-là, alors ! »

Ça faisait maintenant quatre mois que Rodrigue et Alex avaient commencé la danse de salon. Ils s'étaient retrouvés dans le petit studio de Lansat sur une sorte de malentendu, à la recherche d'une activité quelconque pour passer le temps et distraire l'autre. Aucun des deux n'avait vraiment envie d'être là, mais aucun n'avait osé risquer de passer pour le rabat-joie de service. Le studio proposait alors des séances d'initiation gratuites, et l'instructrice avait su se montrer particulièrement pédagogue. Et finalement, en ressortant du studio une petite heure plus tard, les deux adolescents avaient fini par devoir avouer qu'ils avaient passé un moment plutôt sympa. Aucun des deux n'osant s'interposer, ils avaient finalement convenu d'une nouvelle séance — payante, cette fois. Et puis une autre, et de fil en aiguille, les deux adolescents avaient véritablement pris goût à l'exercice. Aucun des deux n'aurait pensé se retrouver dans cette situation, mais ils étaient désormais bien mordus. Leur couple fonctionnait assez bien : leurs statures n'étaient pas très éloignées, Alex étant tout de même plus petite que son partenaire, ce qui donnait un couple assez bien équilibré. Le blond faisait preuve d'une certaine diligence et de pas mal d'instinct, et la rousse faisait preuve d'un fort esprit de compétition, et de beaucoup de détermination. Leurs deux caractères se heurtaient souvent comme à l'instant, mais au lieu de se gêner, ils se poussaient mutuellement, leurs disputes finissant généralement par faire progresser leur vision commune et renforcer leur motivation. Les autres habitués les trouvaient pour la plupart amusants, et célébraient la fougue de la jeunesse en les regardant s'enguirlander dans arrêt.

La rouquine retira l'élastique avec lequel elle attachait ses cheveux lors des cours, et se dirigea vers les cabines pour se changer et renfiler sa tenue de ville. Ce-faisant, elle songea à la compétition du weekend précédent. Ils s'en étaient plutôt bien tirés, pour des débutants. Elle était plutôt contente de constater à quel point ils avaient pu progresser en seulement quatre mois. Une chance que le studio ait décidé de suivre les traces de la Pokémon Community et de rouvrir ses portes sur Adala. La réouverture avait d'ailleurs été accueillie avec un certain succès, la métropole apportant une nouvelle clientèle au studio, qui ne connaissait autrefois qu'une très faible fréquentation. Au point qu'ils purent envisager d'organiser de petites compétitions pour leurs danseurs réguliers, dont la première avait donc eu lieu le samedi précédent. Alex et Rodrigue avaient saisi l'occasion et s'étaient présentés dans la division correspondant à leur niveau, en danse standard. Ils avaient même pu s'essayer à une routine personnelle assez simple. Ils n'avaient pas fini sur le podium, mais c'était une expérience assez excitante, et ils s'entraînaient déjà pour la prochaine compétition, qui aurait lieu dans trois semaines, dans une ambiance bon enfant. Elle accueillerait un certain nombre de novices, afin de les introduire à l'atmosphère et aux règles de la scène compétitive, et servirait également de promotion au public pour le studio.

De retour dans son jean, son tshirt et sa veste rouge, la Givrali passa son sac sur son épaule et sortit de la cabine. Son partenaire l'attendait déjà dans le hall du studio.

« Bon, c'était quand même pas mal. » commenta-t-elle, d'un air plutôt satisfait. Leur nouvelle routine commençait à se mettre en place, et la rousse était plutôt contente de la chorégraphie sur laquelle ils avaient travaillé avec leur instructrice. « On devrait y arriver facilement en trois semaines, t'en penses quoi ? C'est plutôt l'endurance, qui m'inquiète, on a encore du mal à enchaîner toute une compétition, et cette routine sera plus taxante que la précédente. Mais on peut faire simple sur d'autres danses, pour compenser. Ce sera assez détendu comme ambiance, à entendre les organisateurs. »

Elle se dirigea vers le bureau de l'accueil, pour régler la séance, et regarder les créneaux libres du reste de la semaine. Le jeudi soir, ça devrait le faire, pour leur entraînement individuel. Elle se rappela que les cours allaient bientôt reprendre, et regarda les horaires disponibles après 18h.

« J'espère qu'ils nous donneront pas trop de boulot dès la première semaine... Jeudi, 19h30, ça irait pour toi ? »

Elle s'interrompit, en réalisant un truc. C'était vrai que Rodrigue avait quitté la Pokémon Community. Ça lui faisait encore bizarre d'imaginer qu'il n'allait pas faire sa rentrée avec eux, lundi.

Invisible Sensation

Le problème, quand on se forçait à aller de l'avant, c'était que l'on finissait par perdre de vue ce que l'on ressentait vraiment.

Alex accueillit la nouvelle année scolaire avec une neutralité surprenante, tant pour les autres que pour elle. Il lui semblait éprouver une appréhension certaine ; elle avait repris contact avec ses propres pokémon au cours de l'été, mais l'amertume de l'échec était toujours là. La douleur veillait toujours, insidieuse, ancrée en elle, désamorçant chacune de ses initiatives. Mais elle avait appris à la mettre en sourdine, et à se réfugier derrière une morne apathie. À tel point que des fois, elle ne savait plus si elle ressentait véritablement quelque chose, si sa misère avait juste pris une forme différente, ou si elle n'en n'avait effectivement plus grand chose à faire.

Mais heureusement, il lui restait la danse. Elle ne savait pas trop si cette passion qu'elle se découvrait avait toujours sommeillé en elle, attendant son heure, ou si elle s'était simplement réfugiée dedans indistinctement. Mais elle en avait fait son ancre. Et plus le temps passait, plus elle en avait soif, insatiable de cet univers si novateur qu'elle découvrait un peu plus chaque jour, si isolé du reste de sa vie. Si simple. Si prenant.

La semaine passa lentement jusqu'au jeudi soir où, enfin, elle reprenait le chemin du petit studio avec son sac sur l'épaule, enfilait sa tenue d'exercice, glissait sur le parquet brillant en comptant les pas dans sa tête. Ce soir-là, la rouquine aboya moins fort que d'ordinaire, un brin songeuse — mais son partenaire, préoccupé lui aussi, ne le remarqua pas. Elle pensait à tout ça. Elle pensait à la reconnaissance qu'elle éprouvait pour Rodrigue, pour s'être trouvé sur son chemin, pour l'avoir ramassée en passant, pour l'avoir entraînée là-dedans à l'aveuglette, pour être resté depuis. Parfois, elle se demandait ce qu'il en pensait vraiment. A quel point il la suivait — à quel point il la suivrait. Si elle finirait par s'enfoncer trop profondément dans sa spirale, si la danse deviendrait une obligation pour le blond, si ses nouveaux projets lui laisseraient du temps. Si elle saurait ne pas le retenir.

Elle avait une question à lui poser. Une idée, toute bête pourtant, qui faisait son chemin dans son esprit depuis plusieurs semaines déjà, mais qu'elle n'osait pas formuler. Et en voyant Rodrigue partir à toute allure à la fin du cours, elle la ravala une fois de plus. Ce n'était peut-être pas le moment, c'était peut-être égoïste de même y penser. C'était une période importante pour lui, après tout. Et elle lui en demandait déjà beaucoup.

Elle rentra à pieds, doucement, et finit par s'arrêter en chemin dans un petit parc, sur un banc, en attrapant son iPok. Rodrigue était assez grand pour refuser si l'idée ne l'emballait pas, après tout.
Elle souffla. Elle se trouvait bête à se mettre autant de pression pour si peu. C'était pas comme si c'était si important que ça pour elle non plus. Et puis elle pouvait toujours y aller sans lui, pour voir...

Il ne se passa que quelques minutes à peine avant que son iPok ne vibre pour lui indiquer l'arrivée d'un nouveau message.

Super, ça sonnait comme un oui, et rapide en plus ! Tout contente, elle ne pensa même pas à s'étonner qu'il lui demande où la retrouver, et répondit dans la foulée.

Puis elle rangea son iPok et se remit en route.



Le dimanche après-midi, elle se trouvait devant l'escalier du studio à 15h40. Au bout de quelques minutes, elle aperçut la silhouette familière de son ami, et lui adressa un petit signe de la main. En approchant, Rodrigue sembla la dévisager un instant avec un sourire amusé, avant de lui faire la bise. Tiens, ça c'était nouveau.

« Haha, je sens que ça va être drôle ! » annonça la rouquine, en se disant qu'il devait lui aussi avoir du mal à s'imaginer danser le cha-cha-cha. Elle l'attrapa par le bras et passa, comme à l'habitude, la porte du studio.



Un peu plus tard, en ouvrant le robinet d'eau chaude pour sa douche, la rousse avait encore du mal à comprendre ce qui s'était passé ce soir-là. Elle ne s'était pas attendu à ce que son partenaire se montre soudain aussi entreprenant.

C'était carrément bizarre.
Hyper perturbant, même.

Mais plutôt... intriguant.