Appel d'Offre — ft. Henry
A tes oreilles, la discussion du voyage semblait lointaine, presque irréelle. Bien qu’elle t’apaisait, entendre Henry parler ne t’apportait presque rien. Tu répondais, probablement par politesse, sans vraiment peser tes mots.
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Leur domaine est impressionnant à Sinnoh, j’admire un tel patrimoine et une famille aussi prospère, bien que chaque famille ait ses… Originalités.-
Probablement…Tu étais perdue dans le vague, cette réponse le montrait. Tu ne l’avais pas écouté, tu ne savais pas vraiment de quoi il parlait, peut-être aurais-tu dû. Un peu comme cette réplique que tu avais lâché, ce défi à cette Madame Bon Parte que tu ne connaissais pas encore… Parler du chant. Tu aurais dû te taire. Faire dans le comique n’était pas ton genre, mais tu avais dérapé, qu’importe. A sa question, sa demande, tu le dévisageas, après un long moment passé à fixer l’horizon. Tu ne sais pas s’il est sérieux ou s’il blague. Tu ne sais pas ç quoi t’attendre, mais tu réponds, franchement.
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Après quelques verres de trop, probablement. Ce sera à vous de créer l’occasion, je suppose.Une invitation, une ouverture. Même si cela sonne faux, même si tu as cette impression de jeter une bouteille à la mer, un appel de détresse dans l’obscurité qui t’entoure, cela n’y change rien, tu ne plaisantais pas. Pousser la chansonnette, t’exprimer d’une mélodie, cela faisait bien longtemps que tu avais cessé, sur quelques larmes à la fois salées et amers, un soir d’hiver, un début d’année, cloîtrée entre quatre murs, le regard dans le vague, fixant le soleil qu’i s’enfuyait. Cette image, étrangement ne t’était plus dérangeante, tu l’avais accepté… Accepter que ce que tu pensais linéaire ressemblait aujourd’hui plus à une boucle, qui tourne, encore et encore, pour te tourmenter. Peut-être même qu’elle se resserrait doucement autour de toi, autour de ton cœur. Tu ne savais pas très bien si les choses étaient identiques ou différentes.
Le voyage n’aura pas été long à tes yeux. Tel un nuage dans le ciel, tu te contentais d’être silencieuse et d’observer, tu n’entamais aucune interaction, avec personne. Même Henry donnait l’impression de te laisser de côté, il valait probablement mieux. Dès que vous aviez mis pied à terre dans la ville qui allait vous accueillir, tu avais rappelé Kaia. Elle n’aimait pas le froid, et tu ne pouvais risquer de la perdre. Tant mieux d’ailleurs, car elle n’avait pas non plus sa place dans un véhicule, du haut de ses quelques mètres. Le silence te fit étrangement bien, alors que le paysage défilait dehors. Tu aurais pu avoir froid, tu aurais dû le ressentir, mais outre ta peau qui rosit face aux températures, tu n’avais pas réagi. Ton cœur était bien plus froid que les températures d’un mois de mars.
Quelques secondes suffirent pour apprécier la beauté d’un bâtiment tel que la demeure des Bon Parte. En gentilhomme, Henry ouvrit la marche et t’invita à le suivre. Sans broncher, tu le fis. Tu avais l’impression de revivre ce soir du 31 décembre 2020, alors que tu étais prête à abandonner l’idée de t’incruster au bal, à la fête, quelqu’un t’avait aidé. Tu ne l’avais pas revu depuis, c’était de courte durée. Il avait été une personne assez intangible à tes yeux, malgré tes efforts pour essayer de t’en approcher, tu avais l’impression qu’il s’éloignait toujours un peu plus. Quelque part, toutes tes rencontres étaient ainsi, depuis Adala.
Arrivée à l’intérieur, tu retiras ton épais manteau, aussi lourd que chaud, tu dévoilas une tenue qui aurait pu être l’une de ces journées « cozy avec style », si tu l’avais décidé. Un pantalon noir, légèrement de velours, à pont bien entendu -bien que ces boutons argentés ne furent que pure décoration-, car le style n’attend pas… Si seulement tu avais fait attention à ce détail… Avec une chemise blanche à jabot, très professionnel, et très raffiné, mais aussi décontracté. Bien entendu, elle n’était pas fermée jusqu’au dernier bouton, le col était dégagé, de peur probablement de t’étouffer… Qui sait. Tu observas un court instant les lieux, puis tu continuas de suivre Henry.
Ta chambre était en face de la sienne, peut-être pour des raisons pratiques, ou peut-être triaient-ils les invités… ? Qu’importe, tant que tu avais un endroit où t’isoler au besoin, tu ne ferais pas la fine bouche. Tu entrepris de la visiter, alors que le Machopeur déposait tes affaires. Un remerciement était recommandé. Avant même d’y réfléchir, tu avais déjà murmuré un « Merci » au pokémon. L’habitude certainement. Tu lâchas un soupir avant de découvrir ta chambre. Une seconde passa, puis une autre. Pas plus… Les larmes revenaient déjà. Oh Aby, la solitude ne t’avait jamais autant fait souffrir… Tu levas les yeux, tu essayas de te calmer. Le bruit contre la porte suffit largement, la voix qui vint en complément chassa les derniers démons. Tu essayas de t’éclaircir la voix, tu inspiras, tu tremblais, tu le savais. Tu répondis, malgré tout :
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J’arrive…Quelques secondes plus tard, tu sortis de ta chambre, les larmes séchées, un sourire d’obligation collé au visage, léger, mais présent. Tu avais eu le temps d’essayer d’avoir meilleure mine, mais ce n’était toujours pas le visage que tu arborais d’ordinaire. Tu l’avais probablement laissé au restaurant, le 14 février. Tu avais abandonné beaucoup de choses là-bas. Ta main retsait dans ta poche, tu avais tes pokéballs. Toutes. Les cinq. Même le petit Verpom était avec toi, tu ne pouvais te résoudre à l’abandonner sous un quelconque prétexte. Tu avais besoin de les avoir près de toi, tu te sentais en sécurité.
En bas, il y avait des airs de grande réunion. Tu n’en avais jamais vu, tu n’étais pas encore allé à des colloques scientifiques, mais tu en avais entendu parler. Ton cœur se serra. Est-ce que le repas des Keelin-Lewis avait ressemblé à ça, à l’époque ? Probablement. Probablement, Aby. Tu estimais le nombre de personne à une vingtaine environ, bien trop pour tous t’en souvenir. Aucun visage ne t’es familier, normal. Ils ont tous l’air d’importantes personnages, et tu te trouvais là, une inconnue parmi tous. Tu faisais tâche Abygaëlle, tu pouvais le dire, autant par ton apparence, que par tes connaissances ou ta famille. Enfin, quoique, ça se discutait.
Ton regard s’arrête sur les tables, drapées pour l’occasion. Il y avait des airs du bal du nouvel an, ah ça oui. Le souvenir de Kaia en train d’engloutir tout ce qu’elle pouvait te fit sourire. Tu espérais qu’elle ne recommence pas. Tu ne lui en laisserais probablement pas l’occasion, tu prendrais volontiers sa place, ce soir.
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Je suis bien heureux de vous savoir parmi nous !Une voix inconnue, des paroles adressées à Henry. Oh, tu avais l’air d’être l’une de ces cavalières qui sert plus de trophée que de réelle personne. Non, non… Tu avais ta place ici, tu remplaçais ton supérieur. Tu ne devais pas penser ça, les larmes montaient déjà.
Cet homme portait un kimono, et avait environ soixante ans. Etait-ce Archibald ? Probablement. Tu avais pu avoir un rapide topo sur les Bon Parte et sur le voyage d’aujourd’hui, tu n’étais plus certaine d’avoir tout retenu, mais ce vieil homme, encore bien en forme, était certainement le propriétaire des lieux. Tes yeux glissèrent vers une autre personne. Une femme magnifique, tu aurais pu l’envier. Non, tu l’enviais. Aujourd’hui, Abygaëlle, tu l’enviais. Elle était belle, sublime, tu te sentais médiocre à côté, fade, sans couleurs… Et ce n’était pas pour jouer sur ton albinisme. Isabelle Bon Parte. Tu ne pouvais oublier le nom que tu avais lu sous ce magnifique portrait. Assortie à son mari, elle avait, à sa suite, un Séviper aux couleurs extravagantes, magnifiques. Comme si sa simple beauté ne suffisait pas, elle avait un pokémon rare et immense pour l’accompagner. Mais le temps n’était pas aux comparaisons de vos palmarès, Aby, un petit discours s’imposait. L’éloquence d’Archibald n’était plus à prouver, son discours n’aurait pas pu être mieux prononcé, à tes yeux. Saurais-tu capable d’en faire autant, lorsque tu devrais présenter les résultats de tes recherches à une assemblée d’inconnus… ?
Tu te perdis à nouveau dans tes pensées, fixant le sol un peu plus loin. Une de tes mains jouait avec la pokéball de ta Muplodocus, tu ne t’en rendais pas compte, tu étais stressée, anxieuse, tourmentée. Tu ne remarquas pas la sublime femme qui s’approcha de vous, tu ne relevas les yeux que lorsqu’elle parla. Elle s’adressait à Henry, mais tu ne perdis pas le fil de ses mots. A l’entendre parler, doucement, une lumière vont s’allumer au fond de ton esprit. Si tu avais oublié, quelques heures plus tôt, toute l’immensité de ce que « Reece » voulait dire, maintenant, tu t’en souvenais, tu peu que tu connaissais. Voilà pourquoi il avait été invité ici. S’en suivi quelques mots de charmes, de courtoisie, auquel tu n’étais pas habituée. Voilà de quoi il en retournait, dans de telles réunions précieuses. Hélas pour toi, tu n’aurais pas d’éloges, toi, pauvre Abygaëlle, sans famille, sans renom. Tu t’apprêtais à fuir le terrain des rencontres, l’inconfort qui commençait à te démanger, quand on ne te laissa pas le choix. Isabelle te toisa, elle te saisit le minois que tu aurais eu plaisir à montrer sans les quelques marques de fatigue qu’il te restait, sans cette lueur dans tes yeux. Avaient-ils légèrement rosi avec le temps ? En avais-tu honte, Aby ? Mais l’avais-tu seulement remarqué, que le bleu azur de tes yeux si purs se ternissaient peu à peu ? L’annonce de ton nom, te crispa. Tu te laissais faire, à contre-cœur, tu avais voulu fuir. Tu déglutis, tu regardais autre part. Un sourire accusateur se dessina doucement sur ton visage, tu étais en train de craquer, tu ne voulais pas jouer au jeu des mondanités, tu n’étais
pas une Keelin. Autant le hurler maintenant.
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Nourrir la bouche de l’héritière n’est pas chose aisée depuis le décès de feu Elrick, mon père, vous savez.Tu t’étais dégonflée. La rage te prenait à la gorge, tu avais presque craché ces mots, tu étais prête à bondir, toutes griffes sorties, sur cette Isabelle. Mais si elle t’avait affilié sans hésitation aux Keelin, qui d’autre le pouvait ?
Tu laissas la vipère, si tu pouvais l’appeler ainsi malgré qu’elle ne soit pas mauvaise, desserrer son étreinte pour enfin te libérer. Tu expiras longuement, lâchant la pression. Tu tremblais, bien plus qu’avant, entre le stress, la peur, l’angoisse et la rage maintenant. Se défaire d’un nom n’était pas si facile, Abygaëlle, il te faudrait du temps, et probablement changer toute ton apparence. C’était chose impossible. Si on confondait parfois les Lewis d’Alola et les Keelin de Sinnoh, ce n’était pas pour rien. Seul leurs yeux trahissait leur origines… Et parfois leur peau. Henry te tendit un verre de vin. Sans retenue, tu le pris, le remerciant d’un geste, avant de regarder la boisson qu’il contenait. Aaaah… La débauche commençait Abygaëlle. Tu le portas à tes lèvres avant d’en boire une gorgée. En temps normal, tu aurais probablement eu les mots pour le décrire, sa robe, sa saveur… Mais là, tu sentais l’alcool, la saveur « communes » aux blancs. Tu avais soif, mais ce n’était pas de l’eau que ton esprit attendait, ah ça non. L’annonce du prix de Henry te fit hausser les épaules, de même que le discours qui en découla. Aurais-tu pu être aussi frivole dans ta réponse ?
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Tant que c’est pas moi qui paye, qu’importe. Aujourd’hui c’est pas l’argent qui me manque… Malheureusement.La soirée promettait d’être longue. Tu n’étais pas à ta place c’était certain, et tu en venais à regretter de n’avoir pas été plus sérieuse dans ton enfance. Eviter d’être ridicule semblait être la meilleure option dans cette situation. Tu faisais tache, bien plus que tu ne l’aurais cru. Cette fois, c’est Archibald qui vint vers vous. Oh bon Arceus, n’allais-tu donc pas pouvoir être tranquille ? Fort heureusement, c’est Henry qui captait l’attention. Tu profitas de ces quelques minutes de répits pour faire sortir Kaia. Tu pensais qu’elle allait se jeter sur les mets proposés, en bonne Muplodocus, mais elle n’en fit rien. Elle restait près de toi, toisant tous les passants, les jaugeant, prête à, boxer, pourrait-on dire, quiconque oserait t’importuner. Heureusement qu’elle n’avait pas vu Madame Bon Parte il y a quelques minutes.
Un regard, une oreille tendue vers Henry, suffit à savoir que la discussion n’allait pas durer bien longtemps, le vieillard venait de mettre les pieds dans le plat. Ton regard s’efforçait de ne plus s’attarder sur les deux hommes, tu t’amusais, en quelques sortes, à essayer de repérer des visages, quelque part, qui auraient pu t’être familier. De temps à autre tu dégustais, à ta manière, le vin qu’on venai de t’offrir.
Et lorsque tu pensais être tranquille, le sujet fut remis sur le tapis, à tel point que tu lâchas un claquement de langue, à peine audible, un « tsii », qui fit réagir Kaia. Elle toisa l’hôte comme s’il venait de faire un pas de travers, marcher sur la traîne d’une reine. Tu fis un geste, discret, pour calmer ton pokémon : tout allait bien, ce serait ainsi toute la soirée.
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Abygaëlle Lewis-Keelin, Monsieur Bon Parte.Tu le toisas un instant, peut-être avec le regard d’Elrick à cet instant, tu méprisais les mots qu’il prononçait, comme un venin qu’il répandait. Il n’était pas méchant, il ne voulait probablement pas t’offenser, mais c’était inconsciemment chose faite, même si tu maitrisais tes mots. Toute cette émotion -et l’alcool que tu venais délicatement d’ajouter à ton état- avait eu dont de réveiller tes sens.
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Fille d’Elrick Keelin et de Daphnée Lewis. Je n’ai pas eu l’occasion de vivre dans les mondanités Sinnohienne, Père a été… muté à Unys dès son mariage, pour affaire.Il enchaîna comme un vieux fou face à un lion enragé. Tu maintenais ton sourire alors qu’il divaguait. Tu clôturas avec un sérieux des plus profonds :
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Les Keelin se sont effacés depuis la mort d’Elrick Keelin, il y a huit ans. Non, Aby… Ne te lances pas sur ce sujet-là…
Sa passion pour les pokémon Feu l’aura probablement perdu. Stop…
C’est une mort digne de sa stature qu’il aura eu. A la hauteur de la vie qu’il a menée. Tu dérapais déjà, alors que tu n’avais pas une goutte d’alcool dans le sang… ?
Hélas, par son décès, j’en suis devenu la successeuse des Keelin, ce qui peut expliquer leur absence à toutes ces… Mondanités.Tu avais presque craché tes derniers mots. A l’image d’une cocotte qui cède devant la pression, d’un verre qui se brise face aux vibrations, toute ton âme venait d’éclater en morceaux. Tu sentais battre ton cœur jusque dans tes oreilles, tu pouvais entendre ton âme crier de fuir, tu ne tremblais plus que par rage. Une rage d’être affilié au Keelin alors qu’il t’avaient tout pris, une haine envers ce nom que l’on te donnait alors que tu n’avais rien d’eux, outre le sang maudit qui coulait dans tes veines.
Fort heureusement, il s’éloigna. Pas de meurtre ce soir, Abygaëlle. Tu pouvais te calmer, te détendre. Tu vidas le reste de ton verre d’une traite. Tu desserras le poing, ta retenue s’était traduite par les marques d’ongle sur ta paume. Même si tu ne saignais pas, on y voyait bien ce que tu ressentais réellement. Il était rare de pouvoir autant t’agacer et te faire sortir de tes gonds, mais cet homme, et cette femme ! avaient réussi en quelques secondes à peine, par une lame fine, aussi acérée que des lames de rasoirs, en un direct au point vital.
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Alors, un premier avis ?-
Perfides.Cette pensée, ce simple mot, passa tes lèvres, comme le feulement d’un Némélios. Tu reposas ton verre dans une violence semblable à tes mots. Tu commençais à vraiment haïr ces deux personnages, même si tu ne savais pas s’ils étaient juste inconscients dans leurs paroles, ou s’il s’agissait d’une manipulation des plus précises. Tu détournas les yeux d’Archibald, qui n’était plus qu’une silhouette parmi d’autres. Tu ne fermas tes paupières qu’un instant, un court instant, mais ce fut probablement une erreur. La sensation était semblable à ces derniers jours, à ce moment dans ta chambre, une perle, froide, irritante, humide, qui roulait et dessinait les contours de ton visage. Purée… Cet homme avait réussi à te faire pleurer. Heureusement qu’il ne l’avait pas vu, il en aurait été enjoué. Tu passas tes doigts sur ton visage.
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Je les déteste.Hélas en vérité, tu ne pouvais t’en prendre qu’à toi-même, tu aurais dû couper court à tout ça au lieu de jouer à leur jeu. Si tu avais été à Alola, on t’aurait parlé des Lewis, cette noble famille, bien que discutable, qui y résidait depuis longtemps. A côté les Keelin n’étaient qu’une bande de parasites qui avaient arrachés l’aînée pour la marier, de force, afin de produire une descendance sublime, à l’image de l’élevage pokémon pour les concours. Cela te répugnait au plus haut point.
La discussion étant passé, le siège des Bon Parte s’étant retiré, tu pouvais profiter, ou du moins, essayer, de ta soirée. Comme tu l’avais pensé, tu te dirigeas vers les tables. Loin de te retenir, tu commenças à piquer ce qui pouvait te plaire. Tant que tu étais tranquille, tu ne mordrais personne. C’était toujours mieux que ces journées dans ton appartement à ruminer, non… ? Tu avais l’impression que les Bon Parte t’avaient déclaré la guerre. Tu t’isolais déjà. Lorsqu’un invité essayait de faire la conversation, en invoquant le nom des Keelin, tu lui souriais, avant d’indiquer que ton cœur n’était plus à prendre. Purée. Ça en devenait presque fatiguant. Tu te tenais bien, ou plutôt tu essayais, mais les mauvaises habitudes étaient tenaces.
Entre quelques vins qui t’étaient inconnus, une bouteille, elle t’était familière. Tu n’arrivais pas vraiment à te souvenir sur quelle table tu l’avais vu, mais qu’importe. Un vin était un vin, un alcool était un alcool, quand on voulait oublier. Ainsi, en quelques secondes, après avoir confié ton assiette à Kaia, tu tenais désormais un verre plein. Pas pour longtemps. Mais rien qu’à l’odeur, tu sais que quelque chose ne va pas. Hélas, ta conscience ne crie pas assez fort. Tu y trempes les lèvres, tu y gouttes, aussi inconsciente tu fus. Au départ, il y avait l’inconnu, dans ce verre, et peu à peu, tu reconnus des arômes, des saveurs. Le trajet ne fut pas long jusqu’à ton cerveau, qui d’un souvenir gustatif, ressortit des souvenirs que tu voulais enfouir. Ce vin, même s’il portait un nom différent, était semblable à un autre. Il avait un goût de « 14 février 2020, repas foireux dans un gastronomique pourtant assez bien ». Ou peut-être de « Soirée dépressive entre deux alcools un peu trop forts » ? Tu ne savais plus très bien. Mais la date elle, si. Tu reposas le verre comme s’il venait de te foudroyer, et tu t’éloignas, autant de cette table maudite que de cette réception tout aussi intenable. Le balcon te semblait être une merveilleuse idée, malgré le froid mordant. Tu laissas Kaia sur place, qui regarda autour d’elle, interloquée, elle aperçut Henry, quelque part dans la foule, et s’éclipsa à son tour, pour te rejoindre.
L’air frais te faisait du bien, tu avais l’impression de suffoquer, prise à la gorge par trop de choses, étranglée par des émotions que tu ne voulais pas ressentir. Tu avais mal, ça oui. Le cœur écrasé sous le poids de souvenirs oubliés, tu étais accoudée à la rambarde, presque affalée, et tu ne pouvais plus retenir tes larmes. Impuissante, tu te contentais de laisser tout sortir, essayant de temps à autres de te reprendre, en vain. Ta Muplodocus était à l’entrée -ou la sortie selon le point de vue- de ce balcon glacial, plongé dans le noir, dont seule la lumière de la réception éclairait. Elle ne voulait pas que tu sois dérangée, qu’on t’importune. Elle avait ces regards vers qui s’approchait trop, les pattes avant croisées, contre le mur. Elle te surveillait, pour que tu ne fasses par ce que tu risquais de regretter. Son assiette, elle l’avait posé sur cette même rambarde, un peu plus loin, sait-on jamais que tu veuilles d’un seul coup t’empiffrer. Elle ne savait pas de quoi tu avais besoin, mais certainement pas d’un câlin baveux. Alors, elle restait silencieuse, observatrice, telle une mère face à un enfant perdu.
La soirée n’aurait pas pu être pire. Ton avis était probablement le seul tien, car pour beaucoup ici, ils vivaient leur meilleur jour. Tu aurais dû refuser l’offre de remplacer ton collègue et supérieur, tu aurais dû rester chez toi, à te morfondre seule. Ici, tu avais froid, tu étais en rage, apeurée, stressée, inquiète, triste, désemparée. Ce lieu t’était inconnu, tu avais l’impression de vivre un destin qui t’était destiné depuis vingt ans, alors que tu ne t’y étais jamais résolue. Pouvais-tu seulement renier ta généalogie, porter un autre nom et, qui sait… Disparaître ? Tu avais tout fait, bafouer les valeurs de ta famille, vivre sur le dos d’un renom auquel tu n’avais aucunement participé, craché sur un mort qui avait une valeur inestimable pour les Keelin, mais ils ne te lâchaient pas. Tu étais au fond du trou, quoi de pire pouvait bien arriver, hein ? Une coupure de courant, par exemple… ? Oh, si tu savais Abygaëlle ce qui t’attendait ce soir, tu serais bien surprise.