« Tigan ne cours pas comme ça tu vas finir par te casser la figure ! » « Mais non Ida t’inquiète je gère ! » C’est sous mes yeux dépités que la jeune adolescente continue de courir à travers toute l’association pour regagner la porte de sortie, en route pour aller au lycée voisin « A ce soir tout le monde ! » « A ce soir… » Tout aussi rapidement, Tigan quitte les lieux et laisse d’un seul coup un grand calme dans les locaux D’un avenir pour tous. Je perçois toutefois un petit rire venant du bureau de Connor « Qu’est-ce qui vous fait rire ? » « Depuis ton arrivée tu as bien dû lui dire cinq fois de ne pas courir comme ça au milieu de la salle d’accueil. Au moins on peut dire que tu es persévérante » « Peut-être aussi parce que je sais que si elle se casse la figure c’est moi qui vais devoir la soigner » « Point pour toi ahah ».
Maintenant que les quelques enfants ici ont quitté les lieux pour se rendre à leurs écoles respectives, je me permets de ranger tranquillement la grande table ayant accueillie le petit déjeuner du jour ainsi que les chaises. Un petit coup de balais et le lieu a retrouvé son apparence d’origine. Je jette un œil à mon responsable de stage déjà en train de travailler pendant que je laisse aller mes pensées. Connor est le seul membre permanent de l’association. Les autres bénévoles ne sont là que sur leur temps libre, hors de leur travail. Si Connor peut gérer cette association ainsi, c’est parce que son mari gagne assez pour eux deux et lui permet de continuer à faire vivre l’association. Enfin c’est ce que j’ai compris. L’objectif d’Un Avenir pour tous est surtout de venir en aide aux populations démunies par le biais des maraudes entre autres. Ce n’est pas un centre d’accueil, les finances ne le permettent pas. Mais, de manière plus secrète, mon responsable accueille bien quelques personnes. Ils sont 5. 5 enfants pour qui Connor ferait n’importe quoi. La raison qui a amené à être pris sous l’aile de mon tuteur est la même. Ils sont tous homosexuels, ou en tout cas ne sont pas hétérosexuels.
La réaction de leur entourage a été différente, plus ou moins violente, mais a toujours mené à l’exclusion. D’une simple mise à la porte pour Tigan à des comportements beaucoup plus violents pour d’autres, ces quelques enfants ont vu leur vie détruite par leur famille simplement à cause de leur orientation sexuelle. Une situation insupportable aux yeux de Connor et qui a décidé de les accueillir et de s’occuper d’eux comme s’il s’agissait de ses propres enfants. Sans qu’il ne me le dise explicitement, j’ai bien compris qu’à une autre époque, il avait vécu exactement la même chose, et qu’aujourd’hui il reprenait le flambeau de ceux qui lui ont permis de survivre en étant qui il est vraiment. Un engagement admirable que j’espère réussir à soutenir au mieux pendant ces deux semaines de présence à Volucité.
Pendant que moi aussi je travaille sur d’autres sujets entre deux rangements des locaux de l’association, j’entends le téléphone sonner dans le bureau de Connor. Il reçoit de temps en temps des appels donc il n’y a pas grand-chose d’étonnant. Il est à peine midi et c’est déjà le troisième de la journée. Mon attention se refocalise alors sur mes cours que j’ai emmené pour m’occuper entre deux phases calmes de ce stage. Mais à nouveau, mon attention est happée par mon responsable de stage « Idalienor tu peux venir voir s’il te plait » Sans perdre de temps, je me rends dans son bureau, délaissant mes quelques notes. Lui non plus ne perd pas de temps et m’explique en quoi il a besoin de moi « Il faudrait que tu ailles dans l’école primaire d’à côté chercher Simon » « D’accord pas de souci. Il est malade ? » « Eh bien, ce n’est pas exactement ça … » En voyant mon air interrogateur, avec une pointe de curiosité quant à cette soudaine demande, Connor se contente d’ajouter « Je t’expliquerais quand tu reviendras ». Je n’en ajoute pas plus, hochant simplement la tête avant d’enfiler mon fin manteau pour exécuter ma mission.
Mon responsable m’a déjà montré cette école, regroupant la plupart des enfants issus des classes défavorisées, située non loin des locaux de l’association. Ce garçon, Simon, a environ 10 ans. C’est le plus jeune des enfants accueillis par Connor mais aussi le plus silencieux. C’est à peine si j’ai eu l’occasion d’entendre le son de sa voix. Il est constamment terrorisé par le monde qui l’entoure. Même si en vérité j’ai déjà une liste d’hypothèses dans la tête, je ne veux tirer aucune conclusion sans avoir le fin mot de l’histoire. Dans cette mission, ce n’est absolument pas mon rôle. Je dois épauler Connor, et attendre qu’il me fasse part de manière plus explicite de son projet que je sais arriver bientôt. Les enfants ne doivent pas être au courant, de même qu’Oliver son mari. Un secret pour l’instant partagé par nous deux dont j’attends les détails silencieusement, toujours plus intriguée à mesure que les jours passent.
J’arrive bien vite à l’école où à l’entrée, une jeune femme est déjà là accompagnée du garçon que je viens chercher. Elle m’adresse un sourire avant de commencer « Connor nous a prévenu que ce serait toi qui viendrais le chercher. On se voit demain Simon ? » Le garçon se contente simplement de hocher la tête et de s’avancer à côté de moi. Par réflexe, voyant à travers lui mon petit frère du même âge, je pose ma main sur sa tête pour le réconforter et amorce la direction du retour. Comme à son habitude, le garçon ne dit rien et se contente de marcher, sac sur le dos, vers l’association, sa maison. J’essaie de discuter un peu avec lui sur le début de la matinée mais ses réponses ne sont pas très explicites, vagues, comme terrorisé à l’idée de mener une conversation avec moi. Nous finissons par repasser les portes du local. Connor nous rejoint très vite dans le salon et s’aggenoue devant Simon, imitant le même geste que je lui faisais un peu plus tôt sur la tête « J’espère que la matinée s’est bien passée et que tu as mangé un peu à la cantine ce midi. Va mettre ton maillot de bain je m’occupe de préparer le reste ». Même si je ne comprends pas tout, je suppose que mon responsable de stage attendait un minimum de réaction de la part du garçon. Mais ce dernier ne bouge pas, la tête toujours fixée sur le sol « Tu peux le faire Simon. J’ai toute confiance en Idalienor, et tu dois en faire de même d’accord ? ». Le jeune garçon me regarde un instant puis fixe de nouveau Connor. Un signe de tête de sa part et l’enfant se dirige vers l’escalier pour, je le devine, se changer.
En voyant ma mine, le jeune homme me fait signe de l’imiter dans un premier temps. Avec son aide, on dégage une grande partie du salon en poussant la grande table et autre meuble le plus près possible du mur. Ensuite, le responsable de l’association sort un grand carton en plastique contenant une piscine gonflable. On voit que ce n’est pas la première fois qu’il entreprend cette construction puisque très vote, le plastique d’une petite piscine est disposé sur le sol et branché à un souffleur électrique pour la faire prendre forme. En quelques minutes, la structure est présente. Puis, il libère de leurs pokeballs un Clamiral et un Moustillon qui se mettent à user de leur capacité aquatique pour remplir la piscine. Du même mouvement, je fais appel à mon Gobou qui les imite, donnant son maximum. « Sur mon bureau, il y a un dossier. Lis-le attentivement et reviens ici. Idalienor, je te fais confiance, sincèrement ». Comprenant le sous-entendu, je disparais dans sa salle personnelle et m’installe sur la chaise pour débuter la lecture.
La page de garde ne contient qu’une fiche d’identité basique. Non prénom date de naissance photo d’identité, et quelques notes rapides sur son évolution au sein de la structure. Je devine assez vite que ce n’est pas ça qui doit m’intéresser mais les pages suivantes. Mes yeux s’écarquillent dès la seconde page. Je ne m’attendais pas à ça. Et pourtant. Pourtant…ce sont bien des marques de brulures partout sur son bras pris en photo le jour où Connor l’a recueilli ici. Des brûlures de cigarette vu leur forme. Il y en a partout, et pas que sur ses bras. Sur son torse aussi ainsi que son dos. Quelqu’un a éteint volontairement ses clopes sur lui. Mais si seulement c’était tout. Sur son torse, dos et haut des cuisses, ce qui se devine comme des coups de ceinture ont mis à vif la chaire de cet enfant. Comment peut-on infligé quelque chose comme ça à un enfant aussi jeune ? La différence de cicatrisation entre les blessures ne laisse aucun doute sur le fait que ce n’est pas que d’un seul accès de colère dont Simon a été la victime. Cela s’est reproduit souvent, très souvent, pendant des années. Sans que je ne le réalise vraiment, je sers les dents face à cette abomination. Ce garçon aurait pu être mon petit frère. Ils ont le même âge, la même corpulence. Ils sont si similaires et si différents que cela me trouble sincèrement.
Sur la dernière page de ce morbide exposé se trouve une photo d’un autre homme. Une rapide lecture me suffit à comprendre que c’est le père de ce garçon. Connor semble avoir mené sa petite enquête et réussi à prouver les agissements de cet homme. Non seulement il l’a battu, mais il a fini par l’abandonner à la rue non sans lui passer un dernier savon lorsque l’enfant a laissé sous-entendre qu’il n’avait pas une amoureuse mais un amoureux. Une chose que l’homme fou à lier n’a pas supporté. Son portrait se grave inconsciemment dans mon esprit. Un visage que je n’oublierais pas. Je reprends mon souffle un instant, le temps que l’ensemble de ce que j’ai vu soit assimilé par mon esprit et prêt à être découvert sur le corps abimé de Simon. Je ne dois montrer aucune réaction malgré ce que je ressens. Le garçon n’a pas besoin qu’on s’apitoie sur son sort.
Lorsque je reviens dans le grand salon, la piscine est entièrement remplie et le jeune homme tient déjà Simon dans ses bras pour le déposer dans l’eau. En maillot de bain, sa peau désormais visible affiche toujours les cicatrices de ses sévices passés. Mais le contact avec l’eau de la piscine semble détendre le garçon. Sans attendre, le Moustillon du responsable saute pour rejoindre Simon et jouer avec lui. J’en fais de même en déposer Gobou dans l’eau. Le contact avec les pokemons lui font du bien et doucement s’affiche un sourire que je ne lui connaissais pas jusque-là. Connor et moi nous nous éloignons un peu pour discuter tandis que Simon s’amuse déjà avec les pokemons en s’éclaboussant gentiment « Aujourd’hui, il a normalement piscine avec l’école. Mais il ne veut pas qu’on voit son corps. Alors l’école m’appelle pour que je vienne le chercher, et comme alternative, j’ai trouvé cette piscine. Ce n’est pas comme les installations de Volucité, mais au moins il peut se baigner sans affronter le regard des autres enfants » « Ce que vous faites pour lui est exceptionnel. Je ne l’ai jamais vu sourire ainsi, cela réchauffe le cœur ». Nous restons ainsi pendant bien une demi-heure à regarder Simon s’amuser. Le sourire de Connor illumine également mon visage. Il fait tout pour ses enfants, là où personne n’a jamais rien fait pour eux.
Nous sommes cependant surpris à notre contemplation par la sonnerie des locaux. Nous n’attendons pas le retour des autres avant une heure au moins et de toute manière leurs établissements scolaires respectifs auraient appelé pour nous prévenir. Intrigués, Connor et moi nous dirigeons vers la porte avant d’ouvrir. Un homme relativement bien habillé est présent, mallette à la main et n’attend pas pour se présenter « Je suis Caleb Abstal, représentant des services sociaux de Volucité. Je crois que vous avez sollicité notre intervention » Je vois le regard très surpris de mon responsable de stage puis beaucoup plus sérieux, invitant son invité à entrer « Bien sûr, je suis Connor Walsh c’est moi qui aie formulé cette demande, entrez je vous prie ». L’homme ne se fait pas prier et pénètre dans les lieux. Vite, Simon toujours dans l’eau se cache derrière les pokemons, de sorte à ne pas croiser le regard de l’inconnu. Le jeune homme me fait signe de rester à l’extérieur pour que je m’occupe du garçon pendant que lui s’entretient avec cet homme des services sociaux. Une fois le bureau fermé, j’attrape la serviette laissée sur une chaise et la tend vers Simon « Je suis désolée mais on doit écourter la baignade. On remettra ça vite promis ». Les pokemons quittent l’eau tout comme le garçon qui vient se blottir dans la serviette sèche. Comme j’aurais pu le faire avec Elwey, je le frotte pour l’aider à le sécher puis lui indique de remonter dans sa chambre pour se changer. Dans le même temps, Clamiral me montre où se trouve le tuyau pour évacuer l’eau doucement par l’évier de la cuisine. C’est un peu le système D mais cela fonctionne puisque petit à petit la piscine se vide. Mon esprit s’égare à imaginer ce que les deux hommes se disent. Connor attendait cette visite depuis si longtemps, en espérant rendre justice à tous les pensionnaires de l’association. Mais je ne me fais pas de souci, ses dossiers sont en béton, les services sociaux n’auront pas grand-chose à faire pour alerter la police.
Je suis en train de ranger la bâche en plastique de la piscine lorsque Tigan et Nate rentrent du lycée. En me voyant légèrement galérer, ils rigolent doucement avant de s’approcher « Simon a profité de la baignade ? On va t’aider t’inquiète » « Oui il a eu l’air de s’amuser. Et un coup de main je ne dirais pas non ». Tous ensemble, on s’attaque à ranger la structure désormais repliée dans le placard du salon puis à remettre tous les meubles en place. Avec leur aide, il ne faut pas bien longtemps avant de tout remettre en ordre, comme s’il n’y avait jamais eu de piscine gonflable ici. Seulement, les deux jeunes perçoivent bien vite l’absence du responsable des lieux « Au fait où est Connor ? Il est de sortie ? » J’hésite un instant avant de leur répondre, me doutant que de toute façon il finirait bien par le savoir « Il est dans son bureau avant un certain Caleb Abstal, un représentant des services sociaux » Rien que d’entendre cette information les fait frémir et les inquiète. Je tente de les rassurer mais aussi de les préparer « Vous n’avez rien à craindre, il n’est pas là pour que vous partiez. Il va surement vous interroger, vous poser des questions. Répondez-y seulement, le plus simplement possible et tout ira bien ».
Tigan et Nate se regardent un instant avant d’hocher la tête. Quelques instants plus tard, les deux hommes quittent le bureau, enfin seulement Connor qui se dirige vers nous « Tigan, Nate, j’imagine qu’Idalienor vous a prévenu. Ce monsieur voudrait s’entretenir avec vous. Qui commence ? » Voyant Nate peu à l’aise, Tigan avance tout en s’exprimant « J’y vais ». Elle aussi a peur, mais en tant que plus âgée, elle prend cette position assez naturellement. A partir de cet instant vont commencer presque trois heureux extrêmement longues. Eve et Asher arrivent à leur tour et la situation leur est exposée, de même pour Simon revenu dans l’entrée. Très vite, l’évidence apparait dans leurs yeux. Ils ont peur des adultes, car ce sont ces mêmes adultes qui les ont ignorés pendant si longtemps. Connor tente de les rassurer, de les persuader que tout va bien se passer, qu’ils vont enfin avoir justice. Les entretiens s’enchainent et après chacun d’entre eux, l’angoisse monte un peu plus. Impossible de s’occuper ou de penser à autre chose. Seulement à ces discussions piégées dans le bureau du responsable des lieux.
Il est un peu plus de 19h quand Simon quitte le bureau de Connor, signant la fin des entretiens. L’ensemble des enfants regagne leurs chambres à l’étage tandis que le gérant et moi-même sommes invités à rejoindre Monsieur Abstal. Une fois dans le bureau fermé, il se contente de quelques mots « J’ai entendu chacun des enfants. Mon travail est terminé » Abasourdi, le jeune homme lui répond du tac ou tac « Et alors ? » « Et alors quoi ? » « Qu’allez-vous faire ? » « Et que voulez-vous que je fasse ? » « Avec tout ce que je vous ai donné plus les témoignages des enfants, vous avez largement de quoi faire pour interpeller leurs familles biologiques pour maltraitance à divers degrés. Les entendre décrire leurs souffrances ne vous a pas suffi ?! » « Mais enfin dans quel monde vivez-vous Monsieur Walsh ? Ça ne marche pas comme ça. Tout doit être étudié, vérifié, corroboré avant d’entamer la moindre procédure. Estimez-vous heureux que je demande pas le retrait immédiat de tous ces enfants de la structure pour les placer en foyer » Ca en est trop pour moi qui intervient enfin dans la conversation « Vous êtes en train sérieusement de retourner le problème en culpabilisant Connor. Il a sauvé ses enfants. Vous avez vu toutes les blessures psychologiques qu’ils portent ? Vous avez vu le corps tuméfié de Simon ? Que vous faut-il de plus pour comprendre l’évidence ? » « Je crois que nous nous sommes tout dit. De toute façon un jour de plus un jour de moins, ils ne sont pas à ça près. Nous manquons de moyen pour en investir autant dans tous les enfants de la banlieue. Vous devriez au moins vous réjouir que nous ayons fait le déplacement. Sur ce. »
La porte du bureau s’est refermée, nous laissant tous les deux abasourdies, mais surtout incompris. Malgré les dossiers complets de Connor, les notes, les photos, les enquêtes menées pour prouver la maltraitance puis l’abandon de ces enfants, la justice ne fera rien. Cette visite tant attendue de la justice des mineurs ne mènera à rien. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Ni comment. Un sentiment terrible s’empare de mon être à mesure que les secondes passent. Un sentiment que je ne décris pas, que je ne me connais pas. Mais ma torpeur prend fin lorsque j’entends un objet exploser contre un mur. Je sursaute violement et redresse la tête, constatant que mon responsable de stage vient littéralement de jeter sa tasse contre le mur de son bureau, pris par un accès de rage que je ne lui connais pas non plus mais que je comprends. Il doit être tellement en colère. Son combat est balayé d’un souffle par une institution qui choisit de fermer les yeux sur le quotidien d’enfant maltraité. Lui aussi a été maltraité de la sorte. Aux portes de la réussite, c’est comme si on venait de le jeter du haut d’une falaise qu’il avait mis tant d’années à escalader « Connor… » Les mots se meurent à mesure que mes yeux se concentrent sur le jeune homme, pris petit à petit par des tremblements très importants. Cela aurait pu en rester là, simple contre-coup d’une expression trop élevée de la rage qu’il emmagasine en lui depuis si longtemps.
Seulement, à mesure que les secondes défilent, le silence qui s’était installée est brisée par la respiration difficile du brun « Connor est-ce que ça va ? » Plus je m’approche de lui et plus je réalise que ma question est idiote. Le souffle quasiment coupé, Connor peine à respirer. Ses pas se font hasardeux, l’amenant à tanguer. Plus vite, j’établis un contact physique avec lui en le forçant à s’assoir « Appuyez-vous contre le mur ». Incapable de me répondre, j’arrive simplement à l’adosser contre son espace de travail et à le faire glisser lentement jusqu’au sol, constatant par la même occasion que sa crise ne semble pas se calmer. Par réflexe, je place ma main contre sa poitrine et réalise que son cœur bat la chamade. Il est en train de faire une crise de panique c’est certain. Mes mains se posent ensuite sur ses joues pour le forcer à me regarder fixement « Connor calmez-vous, essayez de respirer lentement ça va aller ». Malgré mes quelques conseils cela ne semble rien arranger. Même si mon expérience médicale sait que cet épisode ne va pas durer très longtemps, mon responsable de stage a l’air particulièrement touché par cette crise. C’est surtout sa respiration qui m’inquiète, il pourrait finir par manquer d’oxygène si ça continue et tomber dans les pommes. Je me sens démunie. Non pas parce que je ne sais pas quoi faire. Mais parce que je comprends trop bien ce qui doit l’agiter, ce qu’il ressent, ce qui le met dans cet état. Et moi aussi ça me met en colère.
Le dernier recours que j’envisage réside dans le téléphone portable de Connor. Sans perdre de temps, je l’attrape et fouille dans ses contacts. Heureusement, je n’ai pas à chercher longtemps la personne, placée en premier dans la liste du jeune homme. Quelques sonneries plus tard, j’entends enfin une voix à l’autre bout « Connor est-ce que tout va bien ? Je suis en chemin j’arrive bientôt à l’appartement je suis désolée j’ai été retenu au boulot » « Oliver c’est Idalienor. J’ai besoin de vous au plus vite s’il vous plait. Connor fait une crise de panique il a besoin de vous… » Je n’ai même pas le temps d’en dire plus que le téléphone raccroche. J’espère que son mari accourt le plus vite possible, parce qu’il est clair que ma simple présence n’est pas suffisante pour calmer mon responsable de stage « Connor, respirez s’il vous plait… Oliver va arriver vite…il va arriver ». Même si j’ai aperçu cet homme à plusieurs reprises, seulement de loin, je sais qu’il va venir aider son mari. Parce qu’il aime. A chaque fois que leurs yeux se portent l’un sur l’autre, on peut y lire un amour infini. Un amour qui les liera pour la vie.
Les quelques minutes qui ont séparé le moment où j’ai raccroché de cette porte s’ouvrant avec violence m’ont paru une éternité. Mais Oliver arrive enfin, le souffle court mais dû à la course qu’il a du effectuer pour arriver au plus vite ici. Il jette sa sacoche dans la pièce et s’accroupit à côté de moi pour prendre le relais. Mains contre le visage de Connor, il calme son souffle pour s’exprimer à son tour « Connor respire doucement d’accord je suis là maintenant ça va aller. Je suis là pour t’aider ». Son visage se tourne un instant vers moi comme pour essayer de comprendre ce qu’il s’est passé. Abasourdi, j’essaie de lui expliquer dans les grandes lignes « Les services sociaux sont venus mais…mais ils… » Comme si la vérité faisait trop mal pour être dite, je ne parviens pas à finir mais le message est passé. Oliver l’a compris. Son visage est clair, et son regard aussi. Doucement, je me relève et quitte la pièce, fermant la porte derrière moi, le cœur lourd. Je sais qu’Oliver va gérer son époux, mais même s’il arrive à calmer Connor, il ne pourra calmer la douleur qui s’est immiscée dans le cœur du gérant de l’association, et dans le mien dans une moindre mesure.
Le grincement de l’une des planches de l’escalier me fait prendre conscience que je ne suis pas seule ici. Un peu plus haut, planqué dans le tournant, les 5 enfants me fixent, les yeux effrayés, attendant quelque chose. J’essaie de leur adresser un sourire. Mais il est désespérément triste. « Je suis désolée, Connor a besoin de…repos pour ce soir avec Oliver. On va faire le repas tous ensemble ça vous dit ? » D’abord hésitant, l’ensemble des enfants finit par descendre suite à un geste de Tigan pour me rejoindre dans la cuisine des locaux. Même Simon, dernier de la petite troupe mais décidé à aider lui aussi. Je jette un œil dans le frigo, les résidants tous derrière moi avant de proposer « On a plein de bons légumes, ça vous dit qu’on fasse une poêlée de légume tous ensemble avec du riz ? » Le oui collectif ne se fait pas attendre et rapidement, tout le monde se met au travail sous mes consignes. Tigan, Eve et Nate, les trois plus âgés s’attaquent avec moi à la découpe des légumes tandis que Simon et Asher, plus jeune, pèse le riz afin qu’il y en ait la bonne quantité. Grâce à la technique du nombre de verre d’eau de riz et d’eau, ils préparent l’ensemble qui sera ensuite mis en cuisson. J’ai prévu une part en plus pour Connor et Oliver. Je ne sais pas s’ils en mangeront, mais cela réchauffe toujours le cœur un repas préparé avec amour.
Sous l’impulsion d’Eve, nous mettons un peu de musique pour animer la cuisine. Pas trop fort pour ne pas déranger les deux adultes dans le bureau mais assez pour faire danser tout le monde. La cuisson que je surveille minutieusement est presque fini et les enfants se sont attelés à mettre la table, juste attend pour commencer le service. Une fois tout le monde servi et prêt à manger, nous pouvons commencer. Vite, un nouveau silence s’installe, rythmé par la dégustation de ce repas préparé collectivement. Cependant, il ne résiste que peu à la curiosité des enfants, particulièrement des adolescents. Nate prend la parole, forçant tout le monde à l’écouter « Idalienor, je pense parler au nom de tout le monde mais on t’aime bien. Vraiment. On voit que tu aimes ce que tu fais et que tu t’impliques pour nous mais aussi pour l’association avec Connor. Mais tu dois nous dire ce qu’il s’est passé exactement cet après-midi et ce soir. Parce qu’on tient tous à Connor, énormément. Il nous a tous sauvé et recueilli ici, nous permettant d’assumer pleinement qui nous étions loin de ceux qui auraient dû être notre famille et nous soutenir. S’il te plait, on a le droit de savoir ».
Fixant tour à tour le public en face de moi, je prends quelques instants pour y réfléchir. Connor aurait-il voulu que je sois transparent avec eux ? Que je leur dise exactement de quoi il en retourne ? Malgré la difficulté de leur situation, ont-ils besoin d’en entendre davantage ? J’aimerais dire non. Mais ils n’ont pas à vivre dans l’ignorance, enfin c’est ce que je crois « Connor…vous aime tous, presque comme si vous étiez ses enfants. Il donnerait n’importe quoi pour vous. Il voulait vous rendre justice. Faire punir ceux qui vous ont abandonné, ceux qui vous ont fait du mal. Mais…pour des raisons que je ne comprends pas bien moi-même…cela n’a pas fonctionné. Il n’a…ou plutôt on n’a pas réussi à faire entendre votre voix et vos souffrances. Nous n’avons pas été écouté. Et … ça lui a fait du mal… beaucoup… et à moi aussi ça m’a fait beaucoup de mal… Je suis désolée… »
Ce n’est que lorsque Simon pose sa petite main sur ma joue que je réalise que sans le vouloir, j’ai laissé quelques larmes s’échapper. Les joues légèrement humides, je fais face à un groupe d’enfant fort, qui ont vécu des choses terribles, mais qui se tiennent devant moi sans sourciller. Tigan se lève à son tour et passe ses bras autour de mon cou avant de déposer ma tête contre ses épaules « Et nous vous remercions tous les deux pour ce que vous faites pour nous. Connor se bat pour nous depuis tellement longtemps, comme personne ne l’a jamais fait. Et toi aussi. On ne vous remerciera jamais assez pour ça. Alors ne soit pas désolée » Rejointe par les cinq enfants, ils sont désormais tous autour de moi. Et sans en dire plus, je comprends qu’ils nous disent tous merci. Merci d’exister, et d’être là pour eux. Sans que cela ne puisse faire disparaitre ma rancœur, je ressens leurs sentiments. Et ça me donne la force nécessaire pour ne pas m’écrouler sur cette chaise. Doucement, l’étreinte prend fin et me permet de me redresser « C’est pas tout mais on a de la vaisselle à faire ! »
Sur la même musique que précédemment, nous reprenons les tâches ménagères. A 6 paires de bras, la vaisselle est faite en un rien de temps de quoi permettre à tout le monde de regagner l’étage et de se préparer à aller dormir. Les douches s’enchainent, le système étant bien rodé, tandis que chacun prépare ses affaires d’école pour la journée du lendemain. Un peu de chahut dans les couloirs, quelques courses poursuites et rires partagées avec eux et enfin, je ferme la porte de la chambre des filles. C’était agréable. Mais c’est surtout la force d’esprit de ces enfants qui me dépassent. On vient de leur apprendre que la justice les ignore, mais ils continuent de sourire et de faire comme si de rien n’était, comme si leur vie devait être ainsi. Et ça me rend triste de voir que cette situation si exceptionnelle est devenue une banalité. Une banalité qui n’aurait jamais dû en être une.
Lorsque je redescends dans la pièce principale de la maison, j’aperçois Oliver enfin quitter le bureau de Connor, seul. Un échange de regard lourd plus tard, je n’arrive qu’à prononcer des banalités « Il y a une part de poêlée de légume avec du riz qui vous attend, si vous en voulez. On l’a préparé tous ensemble, les enfants et moi ». Le trentenaire me sourit avant d’ajouter « Ça sera avec plaisir ». Une fois que je lui ai donné son assiette, nous gagnons la petite cour située derrière la maison, nous sentant l’un comme l’autre à l’étroit entre ses murs. Installée sur les petites marches sous les étoiles, je parviens à reprendre une discussion « Est-ce que Connor va bien ? » « La crise est passée. Il dort pour l’instant sur le canapé de son bureau. Je le réveillerais tout à l’heure pour le ramener à l’appartement » « Est-ce que…c’est la première fois que ça arrive ? » « Non, ce n’est pas la première fois…mais ça faisait bien longtemps qu’il n’avait pas eu de crise de la sorte ». Je ne sais pas trop quoi dire, ni comment exprimer tout ce que je ressens. Oliver doit être mort d’inquiétude pour Connor, je ne peux pas l’embêter avec mes propres sentiments. Sauf s’il vient les déterrer lui-même « Et toi, comment vas-tu ? » « Je ne sais pas vraiment… » « C’est important que tu extériorises ça, vraiment. Car garder en soit autant d’émotions n’est jamais une bonne chose. Connor en est un bon exemple… » Dans sa voix je pouvais sentir toute l’inquiétude qu’il porte à son mari. Le voir dans cet état doit lui aussi lui faire beaucoup de mal « Je suis déçue. Après tout le travail que Connor a accompli, malgré l’évidence, les services sociaux ont fermé les yeux. Ils ont fait semblant de ne pas voir. C’est frustrant, c’est rageant et … » « Et ? »
Ca m’a mis terriblement en colère.