— Monsieur, je sais que vous dites souvent que je râle beaucoup, et souvent pour rien. Mais là, c’était vraiment pas gentil. J’ai rien fait pour mériter ça.

Il est pratiquement minuit. L’obscurité est tombée depuis un petit moment déjà. Et pourtant Itzan est bien là, devant le bureau de son référent de dortoir et de parcours, attendant la libération. D’apparence, tout semble plutôt bien aller pour lui. Sa tenue est en bon état, si on fait abstraction de quelques éraflures sur sa doudoune sans manche. Ses cheveux sont en ordre, et il n’a pas l’air blessé, tout comme Doudou, encore dans ses bras mais étrangement silencieux pour une fois. Le seul indicateur, c’est son visage, plus pâle qu’à l’accoutumée, et de manière générale fatigué.

— Est-ce que ça a été pour vous, les autopsies ? Vous avez pu le supporter ?

— Je… Ça va. Je n’ai pas vomi et je ne suis pas tombé dans les pommes. Mais c’était…un peu compliqué

Bien sûr, le gitan a déjà été confronté à la mort par le passé. Certains membres âgés de son clan les ont quittés. Et il y a eu Babushka aussi, l’ancienne leader du clan. Pour elle, il y avait eu une grande cérémonie. Son corps était étendu dans un cercueil où tout le monde pouvait la voir et lui dire au revoir. Elle était entourée de beaucoup de fleurs, mais aussi de bijoux fabriqués par les autres gitans perdus entre bibelot censés l’accompagner rejoindre leurs ancêtres, ou les esprits gardiens selon les croyances d’Itzan et d’Indra. Mais lui ce dont il se souvient surtout, c’est le beau sourire qu’elle arborait, figé éternellement sur les lèvres de cette femme qui l’avait accompagné toute sa vie, comme une grand-mère.

Mais là, ce qu’il a dû faire aujourd’hui, ça n’avait rien à voir avec ces belles cérémonies.

— Bien reprenons alors. Dressez-moi le compte-rendu de la mission que je vous ais attribué ce matin.

Le garçon souffle un grand coup, puis relève la tête pour faire correctement face à celui qui joue en quelque sorte le rôle de mentor pour lui. Depuis sa dernière mission en solo, il a appris certains codes propres à ce type de compte-rendu. Et si évidemment tout n’est pas parfait, le bleu est davantage capable d’y mettre les formes.

— Ce matin vous m’avez affecté à une mission spécialisée de la filière PokeAthlète. Vous m’avez demandé d’assister le Docteur Mêzon dans ses recherches pour découvrir ce qui provoquait les morts suspectes des pokemons oiseaux de l’île.

— C’est bien de remettre du cadre quand vous commencez. Mais ce qui est propre au cadre administratif de la Pokemon Community n’est pas utile, vous n’aurez pas à le mentionner à de futurs employeurs.

Le gitan hoche la tête silencieusement tout en réfléchissant à sa prochaine phrase pour expliquer la suite des événements. Il s’en est passé des choses en une seule longue journée. Il a compris qu’il doit être synthétique, sans oublier aucun élément clé de la mission.

— A 8h exactement, je suis arrivé à l’hôpital de l’île. Après un échange avec une infirmière, j’ai été accueilli par le Docteur Mêzon. Sans perdre de temps, il m’a conduit au sous-sol de l’établissement, là où était conservé les quelques corps récupérés des pokemons morts.

Avec le temps, les mois passant à la Pokemon Community, le gitan a appris à mieux manier les mots. Son accent hispanique est encore audible, ce n’est pas quelque chose qui s’efface et que le garçon souhaite perdre de toute façon. Mais il essaie de varier son vocabulaire, en tout cas quand il s’adresse à son professeur dans ce contexte spécifique.

— Ils étaient tous là, il y en avait 5. Il y avait deux Tyltons, un Minisange, un Goélise, et même un Passe-rouge. Ça m’a fait très bizarre. J’ai eu l’impression que c’était Potiron. Mais heureusement non. Ils étaient tous alignés sur ces tables métalliques avec des trous. Il faisait froid. Et à côté, sur un bureau, il y avait du matériel médical. Surtout des outils, des blouses et des gants.

Même si la partie sur les ressentis personnels du gitan n’a pas grand-chose à faire là, le référent des Voltalis décide de ne pas le reprendre, et de le laisser vider son sac. Quand il a confié cette mission au garçon, il s’était simplement dit qu’il allait mener son enquête en solitaire dans la forêt pour comprendre l’origine de ces décès, tout en évitant au professionnel de santé de s’absenter de son lieu de travail. Il voyait pour le garçon l’opportunité de mener une enquête en solo de A à Z, sans compter sur l’appui de ses camarades qu’il juge toujours plus brillant que lui-même, ou d’une structure qui voudrait lui faire exécuter un plan bien précis.

A aucun moment, il n’a envisagé le fait que le Docteur Mêzon le ferait participer aux autopsies des pokemons décédés. Ce n’est pas quelque chose auquel il a voulu confronter sciemment le garçon. Il n’a aucune idée de son rapport à la mort, et à quel point ce qu’il a vu a pu le marquer. Pour toutes ces raisons, il laisse son élève sortir un peu des sentiers battus pour cette partie de son compte-rendu.

— Le Docteur m’a expliqué qu’il allait mener avec moi les autopsies, et qu’il fallait que je sois présent pour prendre les notes pendant qu’il s’en occupait. Je ne savais pas ce que voulait dire le mot autopsie. C’est là qu’il m’a expliqué qu’il allait les découper, pour essayer de trouver une explication à l’intérieur d’eux, sur pourquoi ils étaient morts.

Rien que de repenser à ce moment Itzan frissonne. Cela avait fait tellement d’informations pour lui d’un seul coup que tout ce qu’il avait réussi à faire c’est prendre la planche tendue par le médecin, le stylo, et reculer d’un pas. Ce à quoi le Docteur a répondu qu’il ne devait pas se mettre trop loin, sinon il n’y verrait rien. Bien sûr que le bleu avait peur. C’est naturel comme réaction. Et puis il y avait Doudou aussi, caché dans sa capuche à qui il allait indirectement imposer ça. Sauf que contre toute attente, la boule rose n’a pas plus panique que ça. Elle a même regardé, les yeux toujours humides. Mais elle a tout regardé.

— Cette procédure a pris une bonne heure. Le Docteur a vite écarté l’hypothèse de blessures ayant conduits à la mort, leurs corps n’en présentant aucune trace. C’est en commençant à les ouvrir qu’il a remarqué le problème. Dans tous les estomacs des pokemons, il y avait une espèce de boules noirâtres. Elle faisait la taille d’une phalange, et était un amas de plusieurs éléments.

Le Docteur les a sortis une par une des ventres des pauvres pokemons morts, et les a posés sur des petits plateaux. L’odeur était forte, à peine atténuée par le port du masque obligatoire dans la salle. Et comme le Voltali a été obligé de s’approcher davantage pour prendre les notes, cela n’a rien arrangé. Avec une longue pince, le médecin les a décomposés pour essayer de comprendre de quoi il s’agissait. Itzan lui évidemment ne déduisait rien de tout ça. Non seulement c’était nouveau pour lui, mais il était définitivement trop impressionné par tout ce qu’il voyait autour de lui pour déduire quoi que ce soit.

— Le Docteur a supposé qu’à l’intérieur de ces amas, il y a des morceaux empoisonnés. En l’absence d’autres hypothèses plus évidentes, il en a conclu que quelque chose que les oiseaux avaient mangé avait provoqué le rassemblement de tous ces éléments en un seul endroit de l’estomac, puis provoqué leur noircissement jusqu’à la mort.

Le professeur hoche la tête, invitant l’étudiant à poursuivre. Malgré la situation particulière dans laquelle il s’est trouvé, le garçon a réussi à faire un exposé presque neutre de l’autopsie. Un bon point.

— Le Docteur Mêzon a lancé des analyses. Mais les résultats s’obtiennent généralement au bout de quelques jours, et nous n’avions pas ce temps. Alors nous avons réfléchi à la forme que pouvait prendre ce poison. Dans son bureau, alors qu’il s’occupait d’envoyer ses échantillons par Colombo voyageur à Adala, j’ai commencé à lister toutes les hypothèses et idées qui me venaient en tête. J’ai suivi le modèle que vous nous aviez fourni une fois.

Le gitan s’était emparé d’une chaise et après être grimpé dessus, s’était mis à énumérer au Velléda tous les moyens qui auraient poussé les oiseaux à ingérer ce poison à leur insu. Très vite, ce tableau s’est complètement rempli. Seul Itzan y voyait clair, ayant intégré son propre code couleur et de symbole pour s’y retrouver un minimum.

— Après réflexion je suis parvenu à la conclusion que le poison a été placé sur des boules à nourriture spéciale pour pokemons oiseaux, suspendus aux arbres où ils étaient les seuls à pouvoir atteindre. J’ai éliminé la plupart des autres hypothèses en me disant que si le poison avait été dispersé de manière plus évidente, il y aurait eu bien plus de morts, et pas que des oiseaux. Et puis je me suis souvenu des maisonnettes avec ces espèces de boules que l’on laisse à Potiron et Sire Trouille dans le campus. C’est comme ça que j’en suis venu à cette hypothèse. C’est discret, facile à placer sans attirer les soupçons. Parfait pour des personnes mal intentionnées.

— Très bonne déduction compte-tenu des éléments à votre disposition. Vous avez mis en place une hypothèse basée non seulement sur ce que vous avez observé sur place, mais aussi par le passé.

Itzan hoche la tête, content que le professeur souligne ses progrès, puis se remet à parler.

— A partir de cette hypothèse, il fallait la confirmer. Mais avant ça, j’ai procédé à une nouvelle recherche sur mon Ipok en utilisant le logiciel de croisements auquel nous donne accès la filière Agent. J’ai cherché des articles qui mentionneraient tous les pokemons vols dont les corps ont été retrouvés en même temps. Je n’étais pas sûr que cela allait aboutir, mais je me suis dit qu’il valait mieux essayer.

— Et vous avez eu raison. Cette base de données vous a-t-elle apporté d’autres éléments ?

— Oui. D’abord je suis tombé sur des articles de presse datant d’il y a plusieurs mois voire plusieurs années mentionnant des événements similaires à ce que nous observions ici sur Leiar. Cela mentionnait des enquêtes faites par les rangers locaux mais sans conclusion. J’imagine que ces documents ne sont pas accessibles sans les codes de la Fédération. Puis en défilant des pages et de lien en lien, j’ai fini par tomber sur un site du…comment ça s’appelle déjà… c’est un mot en anglais, sur une autre partie d’internet.

— Le Deep Web ?

— Oui c’est ça ! Le Deep Web ! Là-dessus, j’ai trouvé un site internet qui vend des articles de mode en tout genre fait en plus véritables de pokemons oiseaux. Et on retrouve des produits faits en plume de nos pokemons retrouvés morts. J’en ai donc déduit que ce site internet existait grâce à des braconniers, puisque la vente d’articles en plume ou peau véritables est interdite dans plusieurs régions, et que ces braconniers avaient décidé de chasser un peu sur Leiar.

Leon Nahr, jusque-là le menton appuyé sur ses mains, se redresse un peu puis déclare, un très léger sourire aux lèvres.

— C’est de l’excellent travail de recherche. Félicitations.

Grâce à la pâleur inhabituelle du visage du bleu, il est encore plus facile de voir les quelques rougeurs de satisfaction lui croquer les joues. Il est fier de lui. Sincèrement.

— Qu’avez-vous décidé de faire ensuite ?

— Oui pardon. Une fois toutes ces informations réunies, il était évident qu’à moi-seul je ne pourrais pas me charger d’un groupe visiblement bien constitué depuis des années. Nous avons donc fait venir l’Agent Jenny pour lui faire part de toutes nos conclusions. Avec son aide et des volontaires, nous avons organisé une sorte de battue dans la forêt pour non seulement retirer les pièges avant que d’autres pokemons ne les mangent, mais aussi espérer trouver l’un des braconniers.

Le gitan s’est vite retrouvé au milieu d’un groupe d’une dizaine de dresseurs. Policiers, Rangers, Dresseurs volontaires, et lui bien sûr. Ils devaient être le plus discret possible pour ne pas perturber toute la faune locale. Itzan lui n’ayant pas de pokemons pouvant enquêter à sa place, il s’est contenté de jouer le rôle de l’élève lambda pour ne pas attirer les soupçons. L’agent Jenny lui avait confié une oreillette, lui permettant de se déplacer en suivant les mouvements de ses coéquipiers temporaires, ou éventuellement se déplacer à des endroits stratégiques.

Ça a été un drôle d’exercice pour lui. Maintenir une expression facile relativement neutre tout en écoutant des consignes, éventuellement communiquer pour répondre à des demandes avec discrétion, parfaitement se repérer dans l’espace, et observer tout ce qui l’entourait. Un exercice très complet digne d’un cours de spécialité dans la réalité. Doudou a évidemment fait tout le trajet avec lui, bien caché dans sa capuche.

— De mon côté, en collaboration avec le groupe, j’ai trouvé plusieurs pièges destinés aux pokemons. Mais c’est un dresseur qui a fini par capturer l’un des braconniers et le ramener au commissariat. J’y suis également aller pour assister à l’interrogatoire. L’Agent Jenny m’a autorisé à le regarder pour que ça m’apporte de l’expérience. Les Rangers eux sont restés dans la forêt pour enlever tous les pièges.

Le bleu a été impressionné. Après tout, c’est la première fois qu’il allait dans un commissariat de police. Et même s’il n’était pas directement dans la pièce, il était juste derrière une vitre et pouvait tout entendre. Il a été très silencieux, mettant tous ses efforts dans la concentration pour en apprendre le plus possible. Après tout sait-on jamais, il sera peut-être amené à en mener dans le futur en tant qu’agent.

— Celui qui a été arrêté se nomme Gabriel  . Il vient juste d’intégrer le réseau, donc il ne savait pas grand-chose. Ce qu’on a appris, c’est qu’ils avaient été envoyé en très petit nombre sur Leiar, espérant profiter de la petite taille du Commissariat et de sa récente installation pour attraper plus de pokemons avant de disparaitre. Il va être rapatrié à Adala pour être jugé de ce que j’ai compris. Il risque jusqu’à 2 ans de prison, et une grosse somme d’argent à payer.

Itzan n’a aucun mal à imaginer de nouveau la scène. Ce pauvre gars, pas bien vieux, menotté et emmené sans résistance sur un petit bateau qui doit vite rattraper les côtés adaliennes où il sera jugé. Tout ça pour un peu d’argent, puisqu’il était tout en bas de l’échelle du trafic.

— Maintenant, la police va ouvrir un large dossier sur ce trafic. Il y a beaucoup de membres à identifier à plusieurs échelles. Il y a les braconniers, mais aussi les fabricants des sacs et autres vêtements tout comme les revendeurs. La Fédération va être mise en étroite collaboration avec la Police pour la capture des braconniers. Les Agents professionnels seront eux sollicités pour tenter d’infiltrer le réseau de fabrication et de revente.

L’Agent Jenny lui a même proposé de le tenir informer de l’évolution de l’enquête s’il le souhaitait. Mais ça, Itzan le garde pour lui. Déjà parce que cela n’a rien à faire dans un rapport, c’est une opportunité personnelle admise sans difficulté chez les Agents mais qui se doivent de le garder un minimum pour eux. Et puis tout simplement parce que le gitan ne se sent pas prêt à ça. Il a bien conscience qu’il fait des progrès, mais c’est un peu tôt à son sens pour exposer avec fierté de nouvelles opportunités à son référent. Cependant, il a tout de même accepté la proposition de la policière.

— Après ça, je suis retourné à l’hôpital pour faire mon rapport au Docteur Mêzon. Mais comme j’avais pu ramener un échantillon d’une des boules empoisonnées, il a tenu à immédiatement faire des premiers comparatifs. Même si le suspect avait avoué, il a estimé que la science était la preuve la plus fiable dans une enquête. Nous avons donc de nouveau été en salle d’autopsie, ouvert de nouveau les pokemons, et réalisé quelques tests et comparaisons.

Même si le bleu savait désormais à quoi s’attendre, il n’a pas pu lutter contre les réactions de son corps, d’autant plus que contrairement au matin, il avait désormais très faim. Il a senti à plusieurs reprises son estomac se nouer de manière désagréable, mais il n’a rien dit au médecin, le laissant terminer son travail. Ce n’est qu’après deux autres heures de recherche qu’enfin son calvaire a pris fin.

— Le Docteur Mêzon en a conclu que même si seuls les résultats des comparaisons donneront la réponse exacte, les chances de correspondance sont extrêmement élevées. Il a donc validé à son tour le rapport dressé par l’Agent Jenny en ajoutant quelques compléments d’informations. J’ai ensuite été libéré, et je suis directement venu à votre rencontre pour dresser mon rapport et vous remettre un double des documents qu’on m’a transmis.

Sur le bord du bureau de son référent trône effectivement une petite pochette à l’intérieur de laquelle se trouve un ensemble de documents. Le PV de police, les compte-rendu préliminaires d’autopsie, et quelques observations inscrites par les différents intervenants de la mission dont lui-même. Leon Nahr le comprend d’ailleurs très vite en parcourant en diagonale les quelques écrits, le poussant à redresser la tête, étonné.

— Je sais que d’habitude je n’écris pas. Mais là j’ai eu envie d’essayer. Il y a surement des fautes, et ce n’est pas génial mais…

— Mais c’est une bonne chose. Il faut bien commencer quelque part. Est-ce que vous avez d’autres choses à me faire parvenir ?

Le garçon réfléchit un instant. Il lui semble avoir été clair et synthétique sur sa journée, sans oublier de trop gros éléments. Il a essayé de mobiliser les quelques connaissances qu’il avait emmagasinées au fur et à mesure de ses cours dans son parcours, et a même pu se déplacer différemment de d’habitude grâce à ses cours dans l’option Sportif. Finalement, il s’en est plutôt bien sorti.

— Non, je crois que j’ai tout dit. J’ai juste faim, je n’ai pas eu le temps de manger ce soir.

— Allez à la cafeteria manger quelque chose. Si on vous demande ce que vous faites là, vous direz que vous avez eu mon autorisation. Puis ensuite allez-vous coucher. La journée a été longue.

— Oui Monsieur, j’y vais tout de suite.

Avant que le gitan n’ait le temps de quitter le bureau, il est interpelé une dernière fois par Leon Nahr.

— Je pense que j’ai très bien fait de vous placer dans cette filière l’année dernière. Vous n’êtes pas d’accord ?

Itzan n’a rien répondu.

Il a seulement hoché doucement la tête avant de partir manger.