Alban avait été dur avec Calliope. Il fallait dire que de base, ce n’était pas le garçon le plus empathique du siècle, ni le plus délicat. Il avait cette manie de dire les choses avec un ton peu engageant, et le continuel masque inexpressif sur son visage ne l’aidait pas à faire passer les véritables messages qu’il souhaitait. C’était peut-être pour cela que certaines personnes n’accrochaient pas, parfois ; il avait cet air hautain et supérieur qui pouvait déplaire à ceux qui, de base, n’ont pas une confiance excessive en eux. Il ne fut donc pas étonné lorsque la jeune fille réagit plutôt violemment à sa première question, levant le bras, certainement pour le frapper. Il ne l’avait pas volée, celle-là. Il attendit, impassible, que la main s’écrase contre sa joue, tout en continuant son discours. Si cela pouvait lui faire du bien, il n’y avait pas de soucis. Après tout, il n’était pas à une blessure près, et il était persuadé que Calliope avait à peu près autant de force dans les bras qu’un moustique. Blasé de la vie le garçon ? Après avoir passé un an en rééducation sans sortir de sa ville et sans voir ses amis, on pouvait dire oui, un peu. Bien heureusement, la suite de son discours parvint à calmer les ardeurs de la rouquine qui baissa la main d’un air piteux. Alban ne la regardait pas mais il la devinait simplement en la captant du coin de l’œil. Ah… En deux jours, on avait beaucoup voulu lui décocher des baffes. Etait-ce pour cela qu’il se remettrait en question ? Non, pas vraiment. Il avait sa façon de parler, sa façon de s’exprimer, et il n’avait pas l’intime conviction qu’essayer de changer lui apporterait quoi que ce soit de bon. En outre, bien qu’il apprécie la jeune Givrali, il n’avait pas envie de changer pour elle. Après tout, à quoi bon ? Elle avait déjà ses sentiments tournés vers ce Leo, et lui n’était qu’une passerelle qui l’avait aidée lorsqu’elle en avait besoin. Il n’avait pas l’impression d’avoir été utilisé, mais il ressentait une petite pointe d’agacement lorsqu’il pensait à ce garçon. Pour une raison inconnue, il se bornait dans sa conviction de n’être qu’un ami de Calliope. Un ami, et rien de plus. Ce qui signifiait qu’il lui devait une amitié, et rien de plus.
Il se laissa porter par ses sentiments et commença à s’interroger. Pourquoi avait-il l’impression d’être… comment dit-on déjà ? « Jaloux » ? Il ne nourrissait pas de sentiments romantiques pour la rousse ; après tout, son cœur était déjà tourné vers la délicieuse Alizée, l’idole de son village. Pourtant, toutes ces révélations lui avaient déplu plus que de nécessité. Il se rendit compte avec un soupçon d’effroi qu’il n’avait pas envie qu’elle parle d’une autre personne. Et surtout pas d’un garçon dont elle était amoureuse, et qui avait été assez stupide pour la jeter. Elle était avec lui, et il souhaitait donc qu’elle lui accorde toute son attention. Était-ce cela, être possessif ? Il n’en savait rien, mais pour une fois, son visage impassible l’arrangeait ; ainsi, la rouquine ne pourrait rien y lire. Elle ne pourrait pas entrapercevoir ne serait-ce qu’un fragment de ce à quoi il pensait.
Calliope recommença à parler. Elle était tourmentée, c’était clair et net. Pour un abruti, en plus. Les yeux d’Alban virèrent au gris d’orage ; il n’était pas de bonne humeur, loin de là, et il sentait déjà la tempête gronder dans sa poitrine. Heureusement que Zéphyr était toujours endormi dans son sac à dos, sinon le pauvre Pokémon aurait paniqué face à toutes les émotions de son dresseur. Le Goélise était en effet celui qui comprenait le mieux Alban, et qui pouvait déceler ses sentiments mieux que quiconque ; un lien d’empathie semblait exister entre eux deux, et Alban n’avait même pas besoin de parler pour que son Pokémon le comprenne. D’après Calliope, Alban ne comprenait pas. Ouais… Il avait du mal à calculer pourquoi ce type l’avait laissée dans un état aussi déplorable, elle qui avait remué ciel et terre pour le retrouver… Et puis, la révélation : « Leo » (quel prénom stupide !) avait déjà Estelle en ligne de mire. Et Estelle, bien qu’arrivée juste après Calliope, avait l’avantage d’avoir une petite longueur d’avance sur la piste de course qui menait au cœur du Phyllali. Bon ça, les courses, il pouvait comprendre ; il avait baigné dedans toute son enfance. Au moins, c’était déjà un peu plus facile à comprendre que les histoires de cœur que lui contait la Préfète. Bref, quoi qu’il en soit, elle s’était rendu compte du fait que Leo aimait Estelle, plutôt qu’elle. Pauvre chose, ça avait dû lui briser le cœur. Et elle s’en voulait parce qu’elle mettait donc visiblement Leo dans une solution délicate. Ah, c’était le problème des filles douces, calmes et avec peu d’assurance comme Calliope. Mettez-les face à un connard de première, et elles trouveront le moyen de penser que c’est de leur faute. Alors que non… De prime abord, Leo n’aurait pas dû lui laisser penser qu’il y avait quelque chose de possible entre eux. Si Calliope s’était montée la tête ainsi, c’était forcément parce qu’il avait joué sur plusieurs tableaux à la fois, sans foi ni loi, n’est-ce pas ? non pas forcément, mais Alban est trop de mauvais caractère pour supposer une autre option #PAF#
Enfin, c’était une histoire compliquée, et à présent, la rouquine était paniquée à l’idée de revoir Leo pour s’expliquer. Qu’allait bien pouvoir dire cet abruti ? « Nan en fait t’inquiète, Estelle c’est juste ma copine officielle, mais toi tu peux être ma maîtresse cachée. Viens, on va gambader dans un champ en se tenant la main ! » Hm non, Alban, là, t’es carrément de mauvaise foi. Il voulait sans doute mettre les choses au clair, et probablement, s’excuser. Ce qu’elle ferait également, avant qu’ils ne redeviennent de bons amis cœur cœur paillette. Eurk. Alban se retint de pincer des lèvres, tant la situation l’agaçait. Mais il était son ami, lui aussi. Il se devait de la soutenir dans ce moment dur, quand bien même il avait juste une folle envie de tout casser sur son passage.
- Je pense qu’il s’en est rendu compte. A moins qu’il ne soit stupide, mais bon, on va lui laisser le bénéfice du doute. Après, je n’ai pas la prétention de m’y connaître en relations amoureuses, mais je pense qu’il vaut mieux faire quelque chose, quitte à se prendre une claque, plutôt que de ne rien faire et de le regretter plus tard. Une claque on la prend, et on se relève ensuite. Je comprends que tu puisses avoir peur de l’affronter, mais il faut que tu sois courageuse, sinon la situation va rester au point mort et vous allez tous les deux stagner sans essayer de vous comprendre l’un et l’autre. Je ne sais pas ce qui se passe dans ta tête, et encore moins dans la sienne. Pourtant, en parlant, on parvient toujours à en savoir un peu plus. Et je pense qu’au fond, tu as besoin de ça… de savoir, je veux dire.
Il fit une pause. Il venait encore de lui donner des conseils avec sagesse, même si une bonne moitié le faisait grincer des dents. S’arrêtant à l’ombre d’un arbre lorsque la rousse alla s’appuyer contre le tronc, il attendit patiemment que la jeune fille ait fini de réfléchir. Puis, elle s’excusa de l’avoir entraîné dans tout ça. Honnêtement ? Il ne s’était pas attendu à ce qu’on rebascule sur son sujet si vite, et il en tomba presque des nues. Dans cette situation, c’était ça qui lui venait en tête ? Il n’aurait su dire si ça lui faisait plaisir ou non. Pourtant, là, il se contenta de soupirer. Au moins, cette partie-là entrait plus dans ses cordes…
- Tu n’as pas à t’excuser. Même à notre échelle, je pense qu’on a pu aider à faire avancer le groupe, un petit peu. Et pour ça, je ne regrette rien. Pour rappel, tu ne m’as pas mis le couteau sous la gorge, que je sache. C’était ma propre décision.
Il esquissa un sourire et baissa de nouveau la tête pour être pile en face d’elle, plongeant ses yeux qui avaient viré au vert et pétillaient à présent de malice.
- Ou alors commences-tu à prendre assez confiance en toi pour penser que je me suis engagé là-dedans juste pour toi ? la taquina-t-il, avec un sourire énigmatique qui rendait la situation encore plus ambiguë qu’elle ne l’était.
Puis, après un petit rire pour détendre l’atmosphère, il se figea lorsqu’il capta que le regard de la rousse était rivé sur son genou. Ah, oui, ça… Il lui avait promis qu’il répondrait à sa question, et pourtant, ils n’en avaient toujours pas eu l’occasion. Avec un haussement d’épaule, il tapota sur son genou blessé.
- Ça, c’est mon petit secret. Je vais te le dire parce que je pense que ça t’aidera à avancer, mais sois bien consciente que je ne l’aurai pas fait pour tout le monde. Je n’ai pas envie que ça se sache…
Il laissa quelques secondes de blanc, avant de poursuivre à voix basse.
- Je boite parce que j’ai eu un accident, il y a un an. Disons que j’étais champion de courses aériennes et que ma dernière a… un peu mal tourné, on va dire. Depuis, je ne peux plus faire de courses, et je ne peux même pas marcher correctement… Enfin, je suppose que ça va se guérir un jour ou l’autre, mais en attendant, j’en suis réduit à ça.
Il fit une courte pause, les sourcils froncés. Le souvenir de la course et de la chute était toujours douloureux pour lui. Rien que d’y repenser, il se revoyait ce jour-là, à Nénucrique. Il se força à oublier, au moins pour aujourd’hui. Cirrus n’aurait pas aimé le voir comme ça…
- Quand je me suis réveillé à l’hôpital, j’avais l’impression que ma vie et ma carrière étaient bousillées. Je ne voulais plus rien faire, plus manger, plus parler avec personne… Et pourtant, un jour, j’ai compris que ça ne servait à rien de se lamenter, et qu’il fallait que j’essaye de me relever… Alors je n’y arrive pas totalement, j’y vais à petits pas, mais progressivement, je remonte la pente. Ce que j’essaye de te dire, c’est qu’il y a toujours moyen de redresser fièrement la tête, quels que soient les problèmes… Et qu’il vaut mieux les affronter, plutôt que de les fuir.
Il posa de nouveau sa main sur la tête de Calliope, pour la rassurer. Au final, il s’était confié bien plus qu’il ne l’aurait pensé. Il eut un petit rire intérieur. Était-ce lui ou elle qui était à consoler ? Une vague de chaleur lui remonta dans la poitrine. Il comprit qu’il n’y avait pas d’elle ou lui dans l’histoire. Ils étaient amis. Ils pouvaient donc se confier librement l’un à l’autre. Partager leurs problèmes, et s’aider à avancer. Ce n’était pas parce qu’elle l’avait sollicité, qu’il devait être juste une oreille attentive ou une épaule sur qui elle pouvait pleurer. Lui aussi, pouvait pleurer… Tournant ses yeux vers le ciel d’un bleu pâle, il passa de nouveau ses mains derrière sa tête. Ah… Que c’était compliqué, l’adolescence.