Ca faisait quelques jours que la rouquine avait débarqué au port de Leiar et posé ses bagages dans un petit appartement de la résidence Aquali. Quelques jours qui lui avaient évoqué un nombre de sensations pour le moins étranges. Il y avait quelque chose d'assez surréaliste à se confronter d'un coup à tant de nouveauté, et tant de nostalgie, mêlées. L'île de Leiar et son gigantesque campus n'avaient rien de familier pour Alex. Les installations flambant neuves, la topographie surprenante de l'île, les boutiques, les étudiants qui la peuplaient — Alex ne connaissait rien d'eux. Elle arrivait, étrangère, totalement extérieure à leur monde. Pourtant, malgré ses mésaventures et ses déménagements, la Pokémon Community ne semblait pas vraiment avoir changé. Alex reconnaissait cette atmosphère de petite ville côtière, les différentes expressions sur les visages des jeunes étudiants qu'elle avait pu croiser au cours de ses déplacements sur l'île, quelques visages connus du corps enseignant et administratif de l'académie... Non, vraiment, c'était une bien étrange expérience, de se sentir également traitée comme une enfant de retour à la maison, et comme une parfaite inconnue.

Ses premiers jours sur l'île avaient servi à régler ses dernières formalités, et à découvrir son nouveau cadre de vie. A priori, elle était là pour une durée minimum de trois mois. Elle rencontrerait son jeune client dimanche matin. L'académie lui avait déjà suggéré au passage quelques activités parallèles pour s'intégrer et s'impliquer sur la vie du campus au-delà de sa mission première, comme la possibilité de donner quelques cours de sport en option aux étudiants et résidents de l'île. Et puis elle tombait à pic, s'était-on empréssé d'ajouter, en lui faisant part d'une autre proposition qui, sans le moindre doute, lui conviendrait par-fai-te-ment.

Plantée devant la porte close, la jeune femme hésita un instant de plus. Peut-être aurait-elle mieux fait de faire demi-tour, en fin de compte. A la façon presque désespérée dont on lui avait présenté la situation, elle n'avait pas eu le coeur de refuser. Elle pouvait visiblement retirer une bonne épine du pied à son alma mater, et rendre service à un vieil ami. Elle était étrangement qualifiée, cochait toutes les cases recherchées, à l'exception du statut d'élève. Son engagement serait relativement temporaire, mais donnerait le temps de chercher sans pression une solution plus durable. Et si elle ne s'était jamais véritablement tournée vers la stratégie des combats pokémon, au final, elle avait effectivement envisagé assez sérieusement à l'époque un second parcours en spécialiste du type poison. Sur les conseils mêmes de son futur interlocuteur, d'ailleurs.

Pourtant, elle doutait que son aide soit bien reçue. Si elle abordait ces retrouvailles avec la nostalgie de ceux qui ont laissé l'eau couler sous les ponts, elle devinait que la réciproque était peu probable. Ses derniers mots, ses derniers gestes envers l'intéressé, sont de ceux que l'on ne pardonne pas aisément.

Elle inspira brièvement, et toqua à la porte.

Et comme on le lui offrit, elle entra dans la salle au marbre froid.

Elle était là, devant toi, sortie des ombres de ta mémoire. Quelques années de plus depuis votre dernière rencontre, et elle semblait grandie. Elle ne savait pas si tu le comprendrais, mais la solitude lui avait fait du bien. Elle arborait moins d'artifices, en atours comme en fierté factice, mais elle avait la beauté des forces tranquilles, et c'est un teint que tu ne lui avais pas vraiment connu. Le cache oeil, toujours là, accepté comme une partie d'elle — et c'était en grande partie grâce à toi. Les cicatrices, estompées sous un fond de teint naturel et une tenue sportive couvrante qui épousait son corps sans la gêner, dans son rouge carmin signature. Son oeil électrique accrocha ton iris, lui n'avait pas bougé, toujours le regard perçant. Et c'est un sourire tendrement taquin, emprunt d'un soupçon de mélancolie, qui vous ramena l'espace d'un instant trois ans en arrière, ou une année de plus — un peu des deux, dans ce mélange douloureux de souvenirs à deux.

Elle brisa le silence sans le laisser s'installer.

« Salut, Superman. »

Parce que pour elle, peu importe les horreurs qu'elle avait pu te dire, votre relation esquintée, la façon dont elle avait pu te jeter — ça, rien ne le changerait jamais. Tu serais toujours son héros. Tu aurais probablement préféré qu'elle t'épargne l'affront de ce surnom qui devait avoir perdu pour toi la douceur d'autrefois. Mais il lui tenait trop à coeur pour qu'elle te le cède. Elle y trouvait juste une signification différente.

« L'académie m'a dit que tu recherchais des dresseurs avec une affinité pour le type poison, il paraît que je pourrais faire l'affaire. »

Elle s'y était préparée, mais la façon que ton regard a de se durcir face à elle lui serre le coeur. Ton allure n'a pas vraiment changé, comme tout ce qu'elle retrouve à moitié sur cette île tu lui évoques quelque chose de si familier, tout en étant différent. Mais ce ne sont pas les cheveux bruns et longs, ou ta position de meneur d'étage qui te donnent des airs d'inconnu—

C'est ce regard.

Elle comprend rapidement que tes pokémon l'accueillent en ennemie, Ringabel en première ligne. Il y a dans la fureur qu'il a pour elle — mais, surtout, dans la sévérité avec laquelle tu l'écartes — quelque chose qui lui fend l'âme. Tu t'excuses pour des torts qu'on ne saurait te reprocher. Tu restes professionnel, et les émotions que tu n'exprimes pas la submergent un peu.

Elle t'en a fait, du mal.

Elle regrette presque sa décision d'être entrée sans son nucléos. Sa présence mentale aurait été réconfortante. Mais c'est à elle, et à elle seule, de vous faire face.

« Il n'y a pas de quoi. »

C'est tout ce qu'elle trouve à te répondre, en t'emboîtant solennellement le pas. Si c'est cette distance qui te protège d'elle — si, à présent, c'est toi qui en as besoin — elle la respectera. Elle te doit bien ça.

Elle s'installe dans le bureau où elle reconnaît certains de tes effets personnels, en acceptant le verre d'eau que tu lui proproses. Les symboles de ta carrière militaire lui évoquent autant vos coeur-à-coeur nocturnes que tes longs silences. Elle se demande ce qui t'a poussé à t'en détourner.

Mais tu la ramènes vers l'ordre du jour. C'est toi qui poses les questions, pour l'instant.

« Alex Jim Lovell » répond-elle d'une voix posée, en articulant clairement. « 22 ans, arrivée à la Pokémon Community en septembre 2015, promotion 5. »

Si son pokémon psy n'était pas dans sa pokéball, c'est probablement à cet instant précis qu'elle aurait finalement cédé à l'envie de l'envoyer sonder tes pensées. Ce qui se serait, sans nul doute, très mal terminé.

« Spectrum, florizarre, nidoran mâle, venipatte. Quatre pokémon de type poison, dont deux évolués. »

Elle intègre les détails que tu lui présentes petit à petit, dans un discours que tu récites de plus en plus vite. C'est ta première question qui finit par lui faire trahir l'affectation qu'elle t'aidait à maintenir. Elle esquisse un rictus railleur, tandis que sa main vient recouvrir son cache oeil.

« La témérité, c'est confondre courage et impatience. Agir de façon inconsidérée, sans avoir anticipé les conséquences. »

Elle laisse ses pensées s'étendre dans le blanc qui suit, mais s'interrompt sans en aller au bout. Elle redresse un peu sa posture, détend ses traits.

« J'aurai généralement d'autres engagements de 18h à 20h les soirs de semaine. Je peux m'adapter à ce qui te conviendra le mieux en-dehors de ça. »

Puis, ayant gagné la parole, elle passe à l'interrogative.

« Tu as des habitudes particulières que tu aimerais me voir adopter ? Tu as beaucoup de challengers habituellement ? »

Elle hésite un instant, avant de finir par proposer :

« Tu veux que je te trouve une raison de refuser ? »

Parce que tu ne le feras pas de toi-même, et qu'elle était, fut un temps, plutôt forte pour se trouver des excuses. Elle a tenté d'arrêter depuis. Mais si c'est ce que tu veux, elle s'en trouvera une pour disparaître.

Encore une fois.

Tu es un passionné, Josh. Tu es de ceux qui, sous la rigueur et la discipline personnelle dans lesquelles tu t'ériges, alimentent un feu intérieur d'une rare beauté. Et c'est cette passion qui, l'espace d'un instant, vient raviver ton regard, alors qu'elle t'éloigne d'elle pour te ramener vers ce qui semble désormais t'animer. Pour la première fois depuis qu'elle a franchi le seuil de cette porte, l'espace d'un moment à peine, tu oublies de l'abhorrer. Bref répit, comme un soupir, où elle t'aperçoit enfin, tel qu'elle s'en souvient. Petit miracle impensable, lueur vacillante qui l'adoucit en retour. Elle pourrait presque en pleurer. Elle est soulagée de discerner sous les décombres de son désastre, de deviner tes accomplissements. Tes projets, l'étage, tes compagnons, mais surtout, plus qu'une démonstration de force, ce sens de l'enseignement. Tu as quelque chose à construire, quelque chose à transmettre, patiemment et résolument. Des leçons de vie plein le coeur et le corps, un calme et une générosité d'âme qui poussent à la réflexion—

( Ce côté de toi l'avait toujours fascinée. C'était aussi ça qui l'avait sauvée. Elle ne comprenait toujours pas comment tu n'avais pas pu voir la façon dont elle te contemplait, le souffle retenu. La façon dont elle t'avait attendu, sa réponse, au bord des lèvres. Elle que tu voyais pourtant si bien, comme personne jusque là ne lui avait donné l'impression de la voir. Quelques fois, à la lueur de votre été, elle regardait cette flamme dans ton regard lancé au loin, bien droit, fixé sur des idées qu'elle ne voyait pas. Elle était plongée dans le noir, mais toi, c'était comme si tu y voyais toujours clair. Sans trop t'en rendre compte probablement, par tatônnement plus que par certitude — pourtant tu savais où marcher, dans la pénombre qui la faisait chavirer, tu savais toujours avancer. Elle t'écoutait parler, comme elle lisait dans ton silence. Elle y avait puisé la force, elle aussi, de se réparer. )

Bref répit, comme un soupir, où elle croit presque te retrouver, tel qu'elle t'avait laissé. Petit mirage insensé ; qui se dissipe aussitôt qu'elle revient tout gâcher. C'est plus fort qu'elle, faut croire qu'il y a des gens face auxquels on ne sait jamais vraiment changer. En l'espace de dix mots, elle t'écharpe à nouveau, et le regard sauvage, tu tombes en morceaux.

Elle ravale sa langue de vipère, trop tard — bien trop tard. Elle ne sourit plus, mesurant enfin pleinement les implications de sa venue. Elle accuse le poids de tes vérités, les dissèque, les digère, prend le temps de les accepter. Elle t'écoute, pleinement, mesure ses efforts aux tiens. Elle n'est plus là pour tout arranger, elle est là pour travailler. Comme tu travailles à ton idéal. Comme tu travailles à ne pas flancher. En se laissant oublier, c'est elle qui se retient désormais de trembler.

« Y a-t-il autre chose, quoi que ce soit ? »

Il y a tant à dire. A démêler, à implorer. Elle aimerait s'excuser. Rattraper ce qu'elle a manqué. Te montrer le Florizarre. Te parler d'elle, te dire comme ça a compté, qu'elle n'a pourtant rien oublié.

« C'est très clair, je te remercie pour toutes ces informations, et d'avoir partagé ta vision. Je vais prendre le temps de m'en imprégner. »

Elle ne veut pas s'en aller. Elle aimerait chercher des questions. Te redemander un verre d'eau. Prolonger la conversation. Mais elle se lève.

« Je peux commencer mardi, si ça te convient, de 14h à 18h ? Je confirmerai mes disponibilités exactes pour la suite d'ici là. »

Elle se demande si toi aussi tu la trouves âpre en étrangère, ou si tu la préfères vraiment comme ça. Elle aimerait te sourire, te dire qu'elle se réjouit de te revoir, tout de même. Te souhaiter un bon weekend. Mais elle te tend poliment la main, pour une poignée d'entente aseptique.

La porte de l'étage s'est refermée en engouffrant la silhouette de la jeune femme. De l'autre côté, elle a laissé Josh et ses pokémon, qui n'auront pas manqué de lui trouver moins de contenance qu'à son arrivée. Elle sait qu'elle ne devrait pas s'attarder, mais elle se laisse malgré tout glisser le long de la porte pour s'acroupir un moment, les mains jointes devant sa bouche contenant à peine un soupir.

Elle fléchit sous la tristesse qui l'envahit, et se formule, simultanément, deux serments balbutiants. Celui de le guérir d'elle-même. Et celui de ne pas s'y essayer. Il contredisait tout ce qu'elle s'était jamais validé au cours des dernières années. La ramenait aux erreurs qu'elle avait tenté de se pardonner. Aux leçons qu'elle pensait apprises, dépassées, lentement estompées dans le vide dont elle les avait séparés.

Mais aujourd'hui encore, il portait le parfum de ses regrets.