Why you making this hard for me?
And why'd you walk away?
Le silence.
Une seconde, deux secondes. Le métronome de ton coeur interdit bat les mesures stupéfiées et te ravit tes mots. Tu es en arrêt net devant l'écran digital, à regarder les pixels dont le sens t'échappe désespérément. Tu ne comprends pas.
(Il n'y a rien à comprendre.) Tu restes bloquée, tu cherches en vain.
(Tu n'y peux rien.) Tu n'as même pas le temps de le réaliser que tu élabores mille versions de l'histoire qu'il vient te raconter.
(Ce n'est pas la tienne.) Tu écris les mots pour lui.
(Il ne le fera pas.) Tu cherches en vain ce que tu as bien pu oublier.
Mais tu n'as rien oublié.
Tu te retrouves dix-huit mois plus tôt, à la fin de l'été. Tu te retrouves indécise, et perplexe. Tu retrouves les sous-entendus, les non-dits, soupirés derrière les échanges à coeur ouvert — et les portes closes. La porte que tu avais tirée derrière toi sans éclats de voix, et qu'il t'avait simplement laissée refermer. L'été fini, vous étiez juste repartis chacun de votre côté, dans une sorte d'accord-désaccord tacite. Il t'avait sauvée. Remise sur pieds. Regardée partir, avec tes doux souvenirs. T'élancer dans la danse, dans les bras de Rodrigue, dans les plans de carrière qu'il t'avait aidée à élaborer. C'était un de ces flirts d'été, un de ceux qui tombent un peu trop fort, un peu trop vite, un peu trop brefs. Il te l'avait pourtant bien fait comprendre. Tu avais vu les panneaux, les stops, le silence qui avait peu à peu espacé vos échanges, jusqu'à les taire doucement.
Tu te retrouves à retracer sept mois passés, sans le moindre mot, et à trouver ça naturel, aussi naturel que l'avaient été vos dialogues dans la nuit, à calmer ta douleur et à reconstruire ta vie une parole après l'autre. C'était pourtant si simple. Un bagage de plus dans ta vie, pas plus, pas moins précieux qu'un autre. Alors pourquoi semblait-il soudainement peser si lourd, dans ton incompréhension ?
La bouteille d'eau sur ton bureau se retrouve dans ton poing, et balancée contre la porte.
« Mais merde ! »Elle fracasse le silence, et la tempête explose.
« Sept mois. Sept mois, bordel ! »Le Spectre bondit au coin de ton regard, tandis que la tête de cul cherche à démêler tes pensées, mais tu ne leur prêtes pas attention. Tu fais de grands gestes, en sélectionnant tes injures, tu ne te mesures pas et déchaînes ton courroux dans la solitude de ta chambre. C'est pourtant pas grand chose. Si on oublie le mutisme. Si on oublie les questions auxquelles tu n'as finalement jamais trouvé de réponses. La frustration que tu pensais avoir balayée. Si on oublie la date. T'avais qu'à l'ignorer, ou même répondre au message. Un simple point d'interrogation aurait suffi à démêler cette histoire, mais non, toi tu ne sais que t'empêtrer dedans. Pas un instant tu ne contemples l'idée d'une erreur innocente. Il est coupable à tes yeux, et ton indignation t'aveugle. Tu l'accuses de tout ce que tu trouves, et surtout de ta propre bêtise, à laquelle tu t'adonnes une fois de plus. Tu réfléchis trop, Alex, et ça ne te va pas au teint.
(Si seulement il avait la moindre idée de l'orage qu'il vient de réveiller.) Pourquoi ce soir ? Sept mois de silence entendu, pour sept mots qu'elle ne voulait pas entendre. Est-ce qu'il pense vraiment pouvoir tout rembobiner comme si de rien n'était ? Te donner rendez-vous sans préavis, comme si c'était hier seulement qu'il t'avait emmenée danser, pour te laisser bêtement sur le pas de ta porte ? Qui fait ça, hein ? Qu'il te dise, en face s'il l'ose, avec ses beaux discours et ses sourires pleins de tendresse, qui envoie un message pareil un quatorze février, en pensant que tu penses encore à lui. Tu as passé le cap des peut-être et des fantasmes, tu les as laissés sur le pas de ta porte avec toi ce soir-là.
(Tu t'enfonces dans ta mauvaise foi, et tu ne le vois même pas.) Tu pensais pourtant que vous vous étiez enfin mis d'accord, avant de trop en faire. T'avais compris. T'étais bien.
(T'en fais déjà trop, et tu n'as jamais vraiment compris.) T'es juste frustrée, Alex. Frustrée de ta vanité, de ta nostalgie narcissique, du plat sentimental de ta vie. Tu n'es pas faite pour la simplicité. Tu projettes sur lui tout ce que tu te refuses à admettre.
Et pendant que tu l'incendies pour la forme en faisant les quatre cents pas dans ta chambre
(tu es pourtant ton seul public), ton regard dévie sur ta penderie, songeur, et ton esprit chemine lui aussi vers ses véritables desseins. Ton indignation s'épuise lentement, pour laisser place aux débats intérieurs concernant ton plan d'action. Tu songes à répondre, mais tu ne saurais pas quoi écrire, chaque tentative mentale t'irrite un peu plus. Tu penses à l'ignorer, l'imagines poireauter devant son fichu restaurant, et tu trouves certainement l'idée séduisante. Parce que toi, tu ne l'as pas attendu. Parce que toi, tu t'es juste dit que ça ne se ferait pas. Parce que toi, tu ne restes pas fixée sur un petit crush que tu refuses d'admettre pendant des mois, des années, sans jamais en souffler mot. Hein, c'est pas toi qui ferait ça ?
(Tu chasses de ton esprit l'image entêtante de la belle Hanaë, premier amour auquel tu n'auras jamais donné sa chance.) Parce que ta déclaration la plus ferme serait finalement de ne rien dire du tout, de le laisser face à ton indifférence, à cette volonté furieuse de prouver que tu n'es pas à sa disposition comme il semble te le suggérer. Tu te demandes s'il est bien habillé, s'il a ressorti son beau costume, préparé ses explications, peut-être quelques excuses, ou s'il est vraiment désespéré.
(Ton égo n'a plus de brides.) Mais plus tu imagines ta victoire, et plus tu trouves amer de ne pas être là pour la savourer. Alors tu envisages — ou plutôt, justifie, peu à peu — un jeu plus subtil. Tu pourrais répondre à la convocation, pour mieux le confronter à son absurdité. Pour cracher ton venin, sous tes plus beaux atours, dans toute ta splendeur triomphale.
(Que tu es moche, dans ta rancoeur insensée.) Tu ouvres ta penderie, une étape de plus de franchie dans ton argumentaire personnel, et étudies ta garde-robe. Tu pourrais t'apprêter pour lui, soigneusement. Tu contemples les options, mais au fond ton choix est déjà fait. En attrapant la robe noire de votre dernier rendez-vous, tu pestes une fois de plus, comme pour compenser.
« J'ai même pas l'adresse. C'est vraiment un crétin fini. »Mais ça ne t'arrêtera plus. La lui demander t'en coûterait trop, ta fierté n'est pas prête à te laisser paraître si bien disposée.
(Parce que te rendre à un rendez-vous que tu n'es même pas sûre de trouver ça ne fait pas du tout trop disponible.) Ca fait un moment maintenant que ton nucléos tente de te ramener sur terre, mais tu l'ignores ouvertement, et il comprend déjà qu'il ne parviendra pas à t'interrompre, que tu partiras en solitaire ce soir, et qu'il ne pourra une fois de plus qu'attendre dans quel état tu lui reviendras. Tu te prépares en vitesse, et lui claques finalement la porte au nez. Seule la Faucheuse se faufile à ta suite, invisible.
Ca fait bien quarante minutes que tu quadrilles le centre-ville d'Adala. N'ayant pas la moindre idée de ta destination, tu as commencé par éplucher systématiquement les restaurants devant lesquels tu passais, au hasard. Mais, bredouille, tu as fini par changer de tactique, et interroger les passants sur celui que tu recherchais plus qu'un lieu dont tu ne savais rien. Et par chance, tu viens de finir par trouver une piste que tu t'empresses de suivre. L'établissement vers lequel elle te conduit finalement te surprend, tu ne t'attendais pas à à ce qu'il mise autant sur cette soirée, décidément de plus en plus surréaliste au fur et à mesure qu'elle s'avère réelle. Mais ces grands moyens n'effaceront pas l'ardoise, et tu réajustes ton regard qui manque de s'adoucir. Ton oeil parcourt rapidement les environs, mais aucune trace de lui. Pourtant la description sonnait trop juste pour s'agir d'une erreur. Tu te demandes si tu as trop tardé, l'idée qu'il puisse avoir déjà rebroussé chemin t'apparaît soudain valide et t'agace. Décidée à ne pas jeter tes plans par la fenêtre si facilement, tu décides de vérifier s'il ne t'attend pas simplement à l'intérieur, et passes la porte du restaurant. Le cadre est splendide pour la soirée la plus romantique de l'année, ce qui ne manque pas de t'intimider un peu. Tu t'avances de quelque pas dans l'espace de réception pour scruter la salle.
Et tu les vois.
Il est là, mais déjà tu ne vois plus qu'elle. Tu ne la connais pas, et elle est magnifique. Ils semblent en plein dîner. Tu ne comprends pas. Ils discutent plaisamment, et tu vois son visage s'éclairer d'un de ces sourires rares, sereins et chavirants, qu'il a déjà pu t'adresser. Alors tu recules d'un pas. Il est heureux. Il ne t'attend clairement pas. Tu te demandes à quoi ça rime. Pourquoi il aurait souhaité te faire ça. Cette fois, pour te protéger, tu lui cherches des excuses. Peut-être qu'il a pensé que tu ne viendrais pas, qu'il s'est raisonné, qu'ils viennent de se rencontrer, qu'il se montre simplement de bonne compagnie. Une fois de plus, tu ne sais pas ce que tu attendais vraiment, tu sais seulement que ce n'était pas ça. Tu tournes les talons en ignorant la réceptionniste qui t'interpelle pour te demander le nom de ta réservation, et tu t'enfuis avant qu'il ne finisse par te voir.
Tu as couru un peu, puis tu as marché. Tes pensées toujours hors de contrôle, mais au lieu de t'élever elles te tiraient vers le bas. Lasse, tu as fini par rentrer dans un bar à deux rues du restaurant, où tu t'es assise seule à une table avec un mojito. Et te voilà, 20h30 passées le soir de la Saint Valentin, avec pour seule compagnie ton cocktail et ton amertume. La surprise de ta soudaine déception passée, et quelques premières gorgées sirotées, la colère revient. Après l'avoir laissée macérer quelques instants, tu sors ton ipok de ton sac, et martèle le clavier tactile de l'appareil.
Tu appuies sur le bouton d'envoi avant d'y réfléchir à deux fois, et inspires un grand coup. Tu contemples ta situation en reprenant une gorgée de mojito, et tapotes à nouveau l'écran, pour faire appel à ton plus fidèle soutien de toujours. Tu espères égoïstement que Sirius n'a pas de grands projets pour cette soirée, malgré le vide laissé par Etna, et qu'il sera prêt à t'accompagner dans ton coup de gueule.